Isidore Ndaywel è Nziem : « La RDC est un pays où les imprévus ont marqué l’histoire »
Isidore Ndaywel è Nziem : « La RDC est un pays où les imprévus ont marqué l’histoire »
Propos recueillis par Joan Tilouine (Kinshasa, envoyé spécial)
L’historien congolais décrypte la crise de gouvernance qui, selon lui, mine les institutions de son pays, où la mémoire politique est sans cesse effacée.
Affiches des candidats aux élections générales congolaises dans le quartier populaire de Ndjili, à Kinshasa, le 19 décembre 2018. / LUIS TATO / AFP
La République démocratique du Congo (RDC) vit dans l’attente des élections générales, reportées d’une semaine, et dans la crainte de violences. Ces scrutins, dont la tenue le 30 décembre reste incertaine, pourraient toutefois être historiques. Pour cet immense pays d’Afrique centrale dont la vie politique a été émaillée de rébellions, de putschs, d’assassinats et d’affrontements entre groupes politico-militaires, il s’agit de connaître la première alternance pacifique depuis l’indépendance en 1960.
Il y a exactement deux ans, le pouvoir et l’opposition négociaient une sortie de crise sous l’égide de l’Eglise catholique congolaise. Le destin du plus grand pays d’Afrique francophone se discutait dans le petit immeuble de la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco), en plein cœur de la mégapole de Kinshasa, la capitale. Le deuxième et dernier mandat de Joseph Kabila avait pris fin le 19 décembre et, faute d’élections, le pays basculait dans l’incertitude.
Dans plusieurs villes du pays, des scènes de révolte urbaine menée par des jeunes défiant, à la nuit tombée, les forces de sécurité laissaient entrevoir le pire. A la Cenco, la classe politique poursuivait son dialogue interminable et négociait son partage du pouvoir. L’accord de seize pages finalement signé le 31 décembre 2016 prévoyait notamment le maintien au pouvoir de Joseph Kabila une année supplémentaire, le temps d’organiser des élections sous le regard d’un Conseil national de suivi de cette transition dirigé par le leader emblématique de l’opposition, Etienne Tshisekedi, alors âgé de 84 ans et malade.
« Le dernier » report
Ce dernier est mort, à Bruxelles, le 1er février 2017. L’« accord de la Saint-Sylvestre » a été malmené. L’opposition s’est morcelée. Des manifestations d’ampleur de l’opposition, de la société civile et d’organisations proches de l’Eglise catholique ont été réprimées. Joseph Kabila est toujours le chef de l’Etat en ce mois de décembre 2018. Et les élections présidentielle, législatives et provinciales prévues dimanche 23 décembre ont été reportées d’une semaine par la Commission électorale nationale indépendante (CENI) pour des raisons techniques à la suite de l’incendie d’un de ses entrepôts, à Kinshasa.
Les leaders des deux grandes coalitions de l’opposition, à la rhétorique habituellement belliqueuse, ont accepté ce nouveau report, « le dernier », mettent-ils en garde mollement. La communauté internationale a déclaré « prendre acte » de la décision de la CENI. Le pouvoir évoque « un cas de force majeure ». La population attend et redoute un nouveau report, de la fraude et des violences.
Depuis trente ans, le grand historien congolais Isidore Ndaywel è Nziem, 74 ans, observe l’évolution de son pays. Professeur à l’université de Kinshasa, cet enseignant-chercheur est une figure intellectuelle majeure en RDC et au-delà. En décembre 2017, son approche scientifique ne lui suffisait plus. Avec d’autres universitaires, il s’est mobilisé au sein du Comité laïc de coordination (CLC). Cette structure proche de l’Eglise catholique a organisé des marches pacifiques en décembre 2017, puis en janvier et février 2018, pour réclamer le départ de Joseph Kabila et l’application de l’« accord de la Saint-Sylvestre ». Ce qui a valu au « professeur » d’être traqué et contraint à une semi-clandestinité.
Isidore Ndaywel è Nziem livre son analyse de la longue route vers des élections, à la lumière de l’histoire de la RDC, et revient sur son engagement.
Comment percevez-vous cette atmosphère préélectorale ?
Isidore Ndaywel è Nziem L’ambiance est explosive. L’incendie d’un entrepôt de la CENI en plein centre de Kinshasa a servi de prétexte pour le report des élections d’une semaine. Mais les Congolais ont du mal à croire à la version de la CENI et soupçonnent le régime d’avoir fourbi cet incendie pour faire en sorte que le candidat de la majorité [Emmanuel Ramazani Shadary] puisse continuer à œuvrer. Tous les reports ont été décidés pour des raisons techniques, selon la CENI, qui refuse le soutien logistique des Nations unies alors qu’elle a toujours du mal à déployer le matériel électoral dans les bureaux de vote
Mais nous sommes dans un pays de surprises, d’imprévus qui ont marqué l’histoire. Nombre de problèmes de la RDC se sont résolus à la dernière minute. Ainsi des grandes rébellions du milieu des années 1960 qui faisaient fortement craindre un émiettement du pays en petits Etats, ce qui ne s’est pas produit. Ou encore de l’accord de Sun City, signé en 2002, qui a organisé une transition et surtout la réunification inespérée d’un pays divisé. La population de RDC est capable de sursauts extraordinaires.
Un partisan de l’UDPS devant les locaux de ce parti d’opposition à Kinshasa, le 20 décembre 2018. / JOHN WESSELS / AFP
Que révèlent ces deux dernières années mouvementées, sur le plan de la politique et des institutions en RDC ?
Une crise de la gouvernance. Je ne parle pas de « bonne gouvernance », un terme désormais en vigueur et à la mode, mais simplement de gouvernance. Le problème n’est pas Joseph Kabila, il est bien plus profond. Son système est un régime sans véritable Etat, qui existe principalement dans ses attributs sécuritaires ou pour signer des contrats léonins. C’est un héritage ancien. Cette question de la gouvernance et de la faiblesse des institutions en RDC me semble cruciale.
Elle puise sa source dans une décolonisation précipitée par la venue à Brazzaville du général de Gaulle, en août 1958, qui entame le processus de décolonisation [du territoire sous domination française] et propose la création de la Communauté [au sein de laquelle les pays volontaires bénéficieraient d’une autonomie]. De notre côté du fleuve Congo [dans ce qui était alors le Congo belge], il était inconcevable que les colonies françaises accèdent à l’indépendance et pas nous. Les intellectuels se sont mobilisés et, à la veille de l’indépendance – proclamée le 30 juin 1960 –, une convention forte de coopération et d’amitié avec la Belgique a été scellée. Mais tout a capoté avec les mutineries de la force publique, la police coloniale, suivies de la sécession katangaise [le 11 juillet 1960].
Cette « crise de la gouvernance » se poursuit-elle jusqu’à ce jour ?
Faute de transmission entre le pouvoir colonial et le Congo indépendant, toute l’architecture institutionnelle s’écroule, minée par des dysfonctionnements qui mèneront au premier coup d’Etat [le 14 septembre 1960, fomenté par Joseph Désiré Mobutu]. Entre-temps, la période de guerre civile a freiné la pénible et complexe mise en place d’institutions qui sont détruites derechef en 1965, avec un second coup d’Etat de Joseph Mobutu. Cette fois, il a le pouvoir mais redémarre à zéro la construction d’institutions.
Ce scénario se répétera en 1997, avec la conquête du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila, qui chasse Mobutu Sese Seko par les armes. Là non plus, il n’y a pas d’opportunités de transmission et d’échanges entre l’administration sortante et le nouveau pouvoir. Après l’accord de Sun City, en avril 2002, qui met fin à la guerre et pose les bases d’un gouvernement d’union nationale, la RDC connaît pour la première fois un fonctionnement institutionnel à peu près normal. Ce que vient renforcer la Constitution promulguée en 2006. On pensait que ce redémarrage serait le bon.
Mais le président Joseph Kabila, qui a aidé le pays à retrouver son unité et un début de normalité institutionnelle, a finalement décidé de détruire un par un les acquis de cette Constitution, qu’il révise en 2011 pour y inscrire le scrutin [présidentiel] à un tour. Les institutions sont encore une fois mises à mal. Plutôt que de partir à l’issue de son dernier mandat, ce jeune président qui a une certaine notoriété au Congo et dans la sous-région a plongé le pays dans la crise.
Et aujourd’hui, la CENI, suspectée d’être à la solde du pouvoir, perpétue cette tradition d’institutions fragiles et malmenées. Nous nous retrouvons dans une situation où l’enjeu est de sauver la nation, tant la situation est délicate. Tout dérapage peut être un drame et déclencher un nouveau processus de destruction des institutions et de guerre.
Des ouvriers peignent le logo de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) de la République démocratique du Congo à Lubumbashi, le 20 décembre 2018. / CAROLINE THIRION / AFP
Selon vous, Joseph Kabila, bâtisseur d’un embryon d’institutions fonctionnelles, a fini par « détruire » son œuvre ?
Depuis 2011, il y a des actions systématiques pour entraver le processus électoral en recourant à un double discours. D’un côté, le régime assure que les scrutins se tiendront et, de l’autre, il fait tout pour que ça n’arrive pas. En 2014, des cadres du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie [PPRD, au pouvoir] avaient émis l’idée de changer la Constitution. Finalement, ils ont préféré faire traîner le processus électoral le plus longtemps possible, non sans succès. Puis, en 2015, ils ont eu l’idée du redécoupage [administratif], passant de 11 à 26 provinces, avant d’imposer la machine à voter dans un pays marqué par l’analphabétisme électronique.
Leur discours a évolué en exagérant les difficultés, voire l’impossibilité, de l’organisation d’élections dans un pays si vaste. Or, on y vote depuis 1957 [avec la tenue de scrutins municipaux appelés « consultations »]. Et, plus récemment, des élections ont pu s’y tenir en 2006 et en 2011. Plutôt que de reprendre le fichier électoral de 2011 comme base de travail, ils ont préféré recommencer à zéro. Plutôt que de rassurer, d’accepter le soutien des Nations unies et des partenaires occidentaux, ils renforcent la suspicion dans les institutions. A leur manière, ils détruisent et reconstruisent pour gagner du temps.
Il faut avoir un certain sens de l’histoire et de l’importance de la mémoire pour investir et bâtir plutôt que d’autodétruire ses réalisations. La plupart des hauts responsables de ce régime ne vit que dans le présent. Leur rapport à l’histoire se résume à l’instrumentalisation de références fédératrices au sein de la population, qu’ils revisitent le plus souvent. Je crois que le peuple a raison de dire que la seule chose qui compte, ce sont les faits.
Des partisans de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS, opposition) attendent une déclaration du dirigeant du parti devant son quartier général, à Kinshasa, le 21 décembre 2018. / JOHN WESSELS / AFP
Quelle relation les dirigeants congolais successifs ont-ils entretenu avec l’histoire et la mémoire politique ?
Il y a un fonds mémoriel qui continue d’exister au sein de la population, attachée au symbole de Patrice Emery Lumumba [premier ministre assassiné en 1961] et à la sacro-sainte unité du pays. Mais paradoxalement, cette préservation informelle, qui perpétue des mythes, cohabite avec un effort constant d’effacement des différentes mémoires.
Ainsi, la décolonisation a eu le devoir de détruire la mémoire coloniale. Puis Mobutu Sese Seko a essayé de détruire celle de la décolonisation. Ensuite, Laurent-Désiré Kabila s’est attelé à détruire toute celle de la période de Mobutu, estimant que rien ne méritait d’être sauvegardé, même pas la Conférence nationale souveraine qui était une contestation forte du régime Mobutu.
La mémoire de Lumumba reste le seul élément fondateur de tous les régimes politiques. Encore aujourd’hui, ses discours sont cités et instrumentalisés par le pouvoir pour imposer ses propres idées ou pour justifier ses turpitudes. Tout le monde manipule Lumumba, sa pensée politique. A défaut de le lire et de le comprendre, on lui fait dire tout et n’importe quoi.
Joseph Kabila rompt-il avec ses prédécesseurs sur ce plan ?
Il se revendique de l’idéologie de son père. Mais il n’en a pas fait vraiment état et a écarté la plupart des collaborateurs de Laurent-Désiré Kabila. Pendant longtemps, Joseph Kabila vivait dans la crainte de se faire assassiner comme son père et son grand-père. Je crois qu’il a repris goût à la vie, au pouvoir et au plaisir de la richesse matérielle. Il semble s’être convaincu qu’il est prédestiné à diriger la RDC, qu’il doit continuer d’écrire l’histoire. C’est ainsi qu’il a cherché tous les subterfuges possibles avant de désigner son dauphin et de préparer un futur retour.
Malheureusement, il a compromis la possibilité d’un retour en ayant entamé la destruction de ce qu’il avait construit. Il a aussi contribué à éroder la mémoire de son père, qui a été considéré comme un héros après Lumumba. Il a agi comme s’il ne devait pas y avoir de fin à son exercice du pouvoir. Il ne s’est jamais vraiment mis dans la logique d’un président qui termine son mandat et qui se préoccupe de l’avenir de son pays.
Des militants d’un des partis de l’opposition, le 21 décembre 2018, dans la capitale congolaise, Kinshasa. / JOHN WESSELS / AFP
Vous êtes entré dans l’arène politique pour contester le maintien de Joseph Kabila à la tête de l’Etat, tandis que l’autre grand historien congolais, Elikia M’Bokolo, a rejoint la coalition au pouvoir. Quelle place occupent les intellectuels en politique et dans la sphère publique ?
Les intellectuels ont longtemps été discrédités, surtout les universitaires, soupçonnés d’utiliser leur science pour consolider les aristocraties en place au détriment de la population. Ce qui n’a pas toujours été le cas. Elikia M’Bokolo s’est jeté dans le champ politique. Pas moi. Je suis dans la posture de celui qui a demandé le respect des accords de la Saint-Sylvestre.
En tant qu’historien, j’étais conscient que la situation pouvait conduire à de graves violences, susceptibles de nous ramener à des divisions. J’étais excédé, pris par une sorte de révolte intérieure. Je pouvais continuer à écrire des livres sur la RDC, comme je le fais depuis trente ans. Mais je voyais mon pays plonger dans une crise et la dignité de mon peuple affaiblie par la misère. Car le niveau de misère est tel que la population est incapable de faire la révolution, laquelle demande un minimum de confort.
Descendre dans la rue pour marcher, comme on l’a fait avec le CLC, c’est un grand sacrifice. Car ces jours-là, dans plusieurs familles, il n’y aura rien à manger. Certains sont morts, d’autres ont été blessés. Le coût humain des marches est énorme. Mais on estime que sans cet engagement d’intellectuels, des églises, de la société civile, de la population, la situation aurait été pire. On a eu quelques victoires, comme la désignation par Joseph Kabila d’un autre candidat que lui-même. Cette situation est à la fois une chance et une nouvelle difficulté, car la communauté internationale a tellement applaudi ce geste qu’elle s’est démobilisée. Avec d’autres intellectuels congolais, comme le professeur Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix, nous restons vigilants.
Nobel de la paix : Denis Mukwege accuse
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