L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Met-on toutes les chances de son côté lorsque, distributeur français (Capricci), l’on sort un film chinois de près de quatre heures, signé d’un inconnu, et qu’on l’intitule comme vous le lisez plus haut ? Met-on toutes les chances de son côté lorsque, jeune écrivain et réalisateur, l’on réalise son premier long-métrage en luttant pied à pied avec ses producteurs et qu’au bout du compte on se suicide, en octobre 2017, à 29 ans, en y mettant la dernière touche ?

La réponse, vous l’aurez compris, est non. Non, mille fois non, et qu’est-ce que cela change, après tout ? Le film existe, voilà. Le verra qui veut. Un film qui revient, plus qu’un autre, par la magie du cinéma, du grand pays des morts. Mort des avatars, les acteurs n’étant déjà plus ce qu’ils étaient au moment de tourner. Mort des paysages qu’il nous montre, qui plus ou moins imperceptiblement ont changé cent fois depuis. Mort de ce morceau de temps unique qu’a enregistré le film et qui le fait revivre à chaque projection. Mort de l’auteur enfin, qui, lui, ne reviendra plus, qui s’abîme, pour la première et la dernière fois, pour l’éternité aussi bien, tout entier dans son film.

Le film de Hu Bo est une lancinante tragédie, polluée au dernier degré par le spleen psycho-carbonique du XXIe siècle

La dernière fois qu’une chose aussi cruellement absurde se produisit, ce fut à l’occasion de la sortie de California Dreamin’ (2007), du Roumain Cristian Nemescu, mort lui aussi durant la postproduction, dans un accident de voiture à Bucarest. Le film, formidable, était une sorte de farce noire et truculente bloquée en gare. ­Celui de Hu Bo, non moins formidable, est une lancinante tragédie, polluée au dernier degré par le spleen psycho-carbonique du XXIe siècle, tout entière tendue vers le train par lequel des personnages au bout du rouleau tenteront de s’arracher à elle.

Soit, dans une ville brouillardeuse du nord de la Chine, quelques destins coincés dans une impasse existentielle, qui se croisent le temps d’une journée menant de l’énonciation d’une légende urbaine par une voix féminine à sa mise à l’épreuve finale par des personnages qu’on aura appris à connaître un peu. Le mythe parle d’un éléphant qui serait, sans discontinuer, assis sans bouger et en silence dans le zoo de la ville de Manzhouli. De quoi donner ­envie de le visiter.

Grammaire cinématographique

Avant quoi nous croiserons un voyou stylé qui couche avec la femme d’un ami. Une jeune fille maltraitée par une mère atroce. Un adolescent copieusement ­insulté par son père et traqué par le voyou, parce qu’il a eu le malheur d’envoyer à l’hôpital son ­petit caïd de frère. Un vieil homme poussé véhémentement par sa famille à disparaître sine die dans une maison de retraite. Soit un monde d’une violence extrême, dans lequel la loi du plus fort et l’humiliation du plus faible s’appliquent sans relâche ni scrupule.

La grammaire cinématographique qui soutient ce propos est notoire, digne du grand compatriote Wang Bing, voire de l’apocalyptique Hongrois Béla Tarr, qui forma le jeune Hu Bo. Plans-séquences inépuisables, basse luminosité, profondeur de champ, distillation lente et sinueuse de l’intrigue peignent ici un inframonde cotonneux, où l’homme lutte pour ne pas être confondu avec le rebut.

Long voyage, étouffé et opaque, au cœur d’une nuit anthracite. Dante n’est pas loin

Quelques coups de gourdin, crêpages de chignon et balles de flingue plus tard, une petite poignée de ces parias décideront de prendre le train pour aller voir, en toute logique poétique, le fameux éléphant dans le fameux zoo. Mais on n’a rien sans rien. Il ne manquerait plus que le train fonctionne. L’autocar fera l’affaire. Long voyage, étouffé et opaque, au cœur d’une nuit anthracite. Dante n’est pas loin. A la descente floconneuse du véhicule, dans la semi-obscurité d’un matin qui se fait attendre, au milieu d’une partie de foot sans ballon pour se dérouiller les jambes, savez-vous seulement ce qui brusquement arrive ? C’est sans doute ce que vous croyez. Comme les personnages, il vous faudra pourtant faire le voyage pour vérifier.

AN ELEPHANT SITTING STILL de Hu Bo - Bande annonce
Durée : 01:35

Film chinois de Hu Bo. Avec Peng Yuchang, Zhang Yu, Wang Yuwen, Liu Congxi (3 h 54). Sur le Web : www.les-bookmakers.com/films/an-elephant-sitting-still et www.capricci.fr/an-elephant-sitting-still-hu-bo-2018-454.html