« L’acquittement de Laurent Gbagbo apparaît comme une forme de réhabilitation »
« L’acquittement de Laurent Gbagbo apparaît comme une forme de réhabilitation »
Par Thomas Hofnung (chroniqueur Le Monde Afrique)
La remise en liberté de l’ancien président ivoirien est un fiasco retentissant pour l’accusation, et par ricochet pour la justice internationale, estime notre chroniqueur.
Un supporteur de Laurent Gbagbo célèbre, devant la Cour pénale internationale à La Haye (Pays-Bas), la remise en liberté conditionnelle de l’ancien président ivoirien, le 1er février 2019. / Piroschka Van De Wouw / REUTERS
Chronique. Sept ans de prison pour rien. La procédure judiciaire lancée devant la Cour pénale internationale (CPI) contre Laurent Gbagbo s’est achevée, le 15 janvier, par un fiasco retentissant pour l’accusation, et par ricochet pour la justice internationale. L’ancien président ivoirien, mais aussi Charles Blé Goudé, l’ex-leader des Jeunes patriotes qui faisaient office de milice du régime pendant la crise en Côte d’Ivoire, sont libres. Comment en est-on arrivé là ?
Les responsabilités sont nombreuses et partagées. L’acquittement de Laurent Gbagbo apparaît mécaniquement comme une forme de réhabilitation de l’ancien chef de l’Etat ivoirien. Aussitôt, le chœur des complotistes a repris du service : tout a été fait, disent-ils, notamment du côté de l’ex-puissance coloniale, pour écarter Laurent Gbagbo du pouvoir et installer dans son fauteuil Alassane Ouattara, l’ami du président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, et des institutions internationales comme le FMI, où il exerça des responsabilités importantes.
Un cadeau empoisonné
C’est prêter une influence démesurée à Paris qui, au cours de la crise post-électorale en Côte d’Ivoire (de décembre 2010 à avril 2011), serait donc parvenu à manipuler les Nations unies, l’Union africaine (UA), la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et l’Union européenne (UE). Toutes ces organisations ont en effet reconnu, plus ou moins rapidement après le scrutin, la victoire d’Alassane Ouattara.
Cette théorie complotiste permet surtout de délester Laurent Gbagbo de toute forme de responsabilité dans cette crise. Rappelons pourtant une évidence : il n’y aurait pas eu sept ans de procédure à la CPI ni de procès pour rien si l’ancien président ivoirien avait reconnu sa défaite dans les urnes. En tentant de passer en force, il a pris une responsabilité historique, celle de précipiter son pays dans la crise la plus grave qu’il ait connu depuis son indépendance, en 1960.
Mais la sinistre pièce qui s’est déroulée à La Haye doit aussi beaucoup à l’ancien procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo. Humilié par le président soudanais Omar Al-Bachir qui, en multipliant en toute impunité les déplacements à l’étranger, se joue du mandat d’arrêt lancé contre lui en 2009 pour les massacres commis au Darfour, le magistrat argentin voulait absolument accrocher un « gros poisson » à son tableau de chasse avant de quitter son poste. Il fit ainsi des pieds et des mains pour obtenir le transfèrement de Laurent Gbagbo à La Haye, premier ex-chef d’Etat à être jugé par la CPI. Ce fut chose faite en novembre 2011.
Un cadeau empoisonné pour Fatou Bensouda, qui succéda à Luis Moreno Ocampo quelques mois plus tard, avec un dossier d’accusation bien vide contre Laurent Gbagbo, inculpé en tant que « coauteur » de crimes contre l’humanité durant la crise post-électorale dans son pays.
Se débarrasser d’un prisonnier encombrant
Mais cette soif de reconnaissance du procureur argentin n’aurait pas pu être étanchée si elle n’avait rencontré la volonté du nouveau régime ivoirien, celle de se débarrasser d’un prisonnier très encombrant. Eloigné dans un premier temps à Korhogo (nord de la Côte d’Ivoire), dans le fief d’Alassane Ouattara, loin d’Abidjan, Laurent Gbagbo était détenu dans de si mauvaises conditions que ses proches et la communauté internationale s’inquiétaient pour sa santé. L’ex-président était alors placé sous la garde d’un « com zone » (chef rebelle) qui n’aurait pas juré sur le banc des prévenus à La Haye, Martin Kouakou Fofié, d’ailleurs théoriquement sous sanction de l’ONU.
En remettant Laurent Gbagbo à la CPI, officiellement en raison de « l’incapacité » de la justice ivoirienne de le juger, Alassane Ouattara faisait ainsi coup double. Il évitait de faire de son prédécesseur un martyr (en cas de décès), tout en éloignant une menace potentielle pour l’ordre public. Un procès à Abidjan n’aurait pas manqué de susciter de fortes tensions en Côte d’Ivoire.
Et la France dans tout cela ? En première ligne depuis près de dix ans dans son ancienne colonie, elle espérait surtout en finir avec cette crise interminable. A l’offensive en Libye contre Kadhafi, sur la défensive dans le Sahel face à la poussée djihadiste, Paris ne vit alors que des avantages à aider Alassane Ouattara à expédier Laurent Gbagbo à La Haye. Un calcul à court terme, qui impliquait pour la France de coopérer activement avec le procureur de la CPI.
« Impunité totale »
Fort de ses réseaux et de ses moyens de renseignement en Côte d’Ivoire, la France ne disposait-elle pas d’éléments importants, voire déterminants, à verser au dossier de l’accusation ? Mais a-t-elle vraiment joué le jeu ? On peut en douter, au vu du fiasco du procès Gbagbo. Peut-être parce que, comme nous le confiait récemment une source diplomatique à Paris, transmettre des éléments, c’est aussi risquer pour ses hauts fonctionnaires (militaires et civils) d’être convoqués devant la Cour et de devoir s’expliquer, et ainsi de dévoiler l’étendue de ses capacités.
Réagissant à la décision de la CPI d’acquitter Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) a pointé le risque d’« impunité totale » en Côte d’Ivoire pour les crimes commis lors de la crise de 2010-2011. Leur acquittement intervient en effet juste après l’amnistie dont ont bénéficié sur place quelque 800 personnes (notamment Simone Gbagbo), et alors qu’aucun responsable des ex-rebelles pro-Ouattara n’a été jugé pour les exactions commises à l’époque.
Et qui se souvient encore du massacre commis, à l’automne 2002, contre des gendarmes et leurs familles détenus à la prison de Bouaké (centre du pays), sous la garde des rebelles ? Ou des nombreuses exactions commises durant la décennie dans l’Ouest ivoirien par des milices pro-Gbagbo ou par les chasseurs traditionnels dozos, qui les combattaient ? Ou encore du journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer, l’une des nombreuses victimes de ces escadrons de la mort qui ont terrorisé un temps Abidjan, sous le régime de Laurent Gbagbo ? A cette époque, tout le monde s’accordait à considérer que le basculement de la Côte d’Ivoire dans l’horreur était en grande partie lié au règne de l’impunité. Espérons que l’histoire ne se répète pas.