Stanley Donen le 10 mai 1984 au Festival de Cannes. / RALPH GATTI / AFP

En 1995, lorsque Bertrand Tavernier s’entretient une troisième et dernière fois avec Stanley Donen, le critique dit se trouver devant un réalisateur mélancolique et peu commode, qui lui confie pourtant cette parole déchirante : « Les forces négatives doivent exister, mais il faut arriver à ce qu’elles soient légèrement moins puissantes que les autres, seulement d’un million de millième de millimètre, et alors nous pouvons survivre. » Confidence d’autant plus belle qu’elle sort de la bouche du cinéaste hollywoodien qui aura eu le plus profond « respect pour la gaieté », comme le dit très bien Tavernier. De fait, toute la filmographie de Stanley Donen pourrait se loger dans ce « million de millième de millimètre » d’avance que possède la joie sur les forces négatives.

Vocation de danseur

Né le 13 avril 1924, à Columbia (Caroline du Sud), Stanley Donen, mort jeudi 21 février d’une crise cardiaque à New York à l’âge de 94 ans, a été fortement marqué par les comédies musicales avec Fred Astaire (1899-1987), qui lui inspira sa vocation de danseur. Il n’est qu’un adolescent lorsqu’il monte à New York pour devenir professeur de danse et chorus dancer dans les musicals du légendaire homme de théâtre George Abbott. C’est là qu’il rencontre Gene Kelly (1912-1996), alors étoile montante à Broadway. Les deux danseurs se lient d’amitié : Donen deviendra d’abord son assistant à Broadway, puis à Hollywood, où il chorégraphiera certains numéros musicaux de Gene Kelly, sous contrat avec la Columbia.

Dix ans avant la Nouvelle Vague, son producteur Arthur Freed le laissera filmer quelques séquences dans les rues de New York

On doit à Donen, qui n’est alors qu’assistant chorégraphe, quelques numéros musicaux mémorables, définitivement gravés dans l’histoire de la comédie musicale : la séquence où Gene Kelly danse avec son double (La Reine de Broadway, de Charles Vidor, 1944) et celle où son partenaire n’est autre que la souris du dessin animé Tom et Jerry (Escale à Hollywood, de George Sidney, 1945). Deux véritables prouesses techniques que le chorégraphe mettra au point pendant plusieurs mois.

Gene Kelly in 'Cover Girl' (1944) - Alter Ego Dance Sequence
Durée : 03:58

Avant même de tourner son premier film, Stanley Donen a ainsi à son compteur de réalisateur quelques scènes d’anthologie fortement marquées par son style. Il signe également les numéros musicaux de Kelly dans le tout dernier film de Busby Berkeley, Match d’amour (1949), cinéaste dont il est peut-être le seul digne héritier. La même année, il réalise son premier film, Un jour à New York, une comédie musicale irriguée par une immense énergie libidinale, véritable manifeste esthétique d’un artiste de 25 ans qui désire sortir des studios et tourner son film dans des décors naturels. Dix ans avant la Nouvelle Vague, son producteur Arthur Freed le laissera filmer quelques séquences dans les rues de New York.

Chez Stanley Donen, il faut pouvoir danser partout (usine, musée, vestiaire) et avec n’importe qui. En 1951, dans Mariage royal, il accomplit une nouvelle prouesse technique, cette fois-ci avec son idole : il fait danser Fred Astaire sur les murs et le plafond d’une pièce. Aucun effet spécial n’est ajouté après le tournage, un simple décor qui pivote suffit à réaliser la scène.

royal wedding Mariage royal 1950 5
Durée : 04:48

Gaieté permanente

C’est un an après qu’il réalise son chef-d’œuvre, Chantons sous la pluie. Les chansons ont été composées dans les années 1920 et 1930 par Arthur Freed. Betty Comden et Adolph Green, les deux scénaristes, décident alors de situer l’intrigue dans cette même période et d’en faire un film sur Hollywood. Ils questionnent tous ceux qui ont vécu le passage du cinéma muet au parlant et notamment les difficultés techniques rencontrées par les studios.

« Chantons sous la pluie » est une célébration du cinéma comme art profane accompli par des professionnels qui savent chanter, danser et jouer, des sportifs plus que des acteurs

Le film, coréalisé avec Gene Kelly, est la quintessence de ce qu’a pu produire l’usine à rêves hollywoodienne qui y célèbre ses valeurs : l’optimisme, l’effort, le professionnalisme, le travail collectif. C’est aussi une célébration du cinéma comme art profane accompli par des professionnels qui savent chanter, danser et jouer, des sportifs plus que des acteurs. Et, au cœur du film, une gaieté permanente qui signifie qu’il faut embrasser le présent (le cinéma sonore) sans se retourner avec nostalgie sur le passé (le cinéma muet).

Le public français connaît moins une large partie de la filmographie de Stanley Donen : ses comédies musicales déchaînées comme Les Sept Femmes de Barbe-Rousse (1954), Pique-nique en pyjama (1957) et Cette satanée Lola (1958). Et ses comédies : Embrasse-la pour moi (1957), Indiscret (1958), ou encore Ailleurs l’herbe est plus verte (1960). Autant de très beaux films difficilement accessibles en salles ou en DVD.

Aux yeux du grand public, Stanley Donen n’a jamais eu un véritable statut d’auteur à l’égal de celui de Vincente Minnelli. Peut-être lui a-t-on préféré des cinéastes plus torturés, plus névrotiques, comme Billy Wilder, qui plongeaient dans la psyché humaine et ses zones d’ombre. Or Donen, dans la grande majorité de ses films, a toujours eu à cœur de faire triompher les affects positifs. Même lorsqu’il filme Hollywood, ce n’est pas pour en livrer une image sombre : la vérité du spectacle n’est pas dans ses coulisses et ses mesquineries mais bien sûr scène. Monter sur scène exige de sourire, de feindre un bonheur qui finit par advenir.

Audaces techniques

Cette joie n’est jamais figée ou plaquée sur les films, mais se coule entièrement dans une sorte de surexcitation de la forme. Tout au long de sa carrière, son style n’aura cessé d’être ingénieux, souple, ouvert à toutes les audaces techniques qui pouvaient nourrir et faire danser sa mise en scène : split screens, arrêts sur image, scènes accélérées, brusques mouvements de caméra, intérêt pour la mode et la photographie (Drôle de frimousse, en 1957). Immense coloriste, Donen laissait exploser son sens graphique dans des tableaux oniriques qui percent subitement la narration. Peu de cinéastes ont usé de la couleur de façon aussi maniaque et raffinée. Jusqu’aux génériques de ses films, rien ne semble échapper à son élégance formelle.

L’œuvre du cinéaste est légère, heureuse sans jamais prendre le risque de la niaiserie. Elle se bat aussi contre sa propre obscurité

Progressivement, le cinéaste va s’acheminer vers la comédie romantique et redéfinir sa vision du couple. De Donnez-lui une chance (1954) à Ailleurs l’herbe est plus verte, quelque chose a changé. Initialement, l’amour donénien était primal, enfantin ; un pur magnétisme. Un homme et une femme se rencontrent, se plaisent au premier coup d’œil et, dès lors, dansent ensemble. Donen se contente de glisser à la surface des psychés.

Le versant dépressif a toujours été là chez Donen : les grands joyeux ne l’ont pas toujours été, la joie est comme un sentiment qu’il faut réapprendre chaque jour, une perpétuelle rééducation. L’œuvre du cinéaste est légère, heureuse sans jamais prendre le risque de la niaiserie. Elle se bat aussi contre sa propre obscurité. C’est par le prisme du couple que Stanley Donen s’abandonnera à une grande mélancolie, toujours mâtinée d’élégance, d’ingéniosité et de politesse. Passée l’étincelle de la rencontre, les couples doivent affronter les exigences de la conjugalité, que le réalisateur semble avoir en horreur. Dans la deuxième partie de sa filmographie, c’est Cary Grant, avec qui il tournera six films, qui véhiculera ce désir entêté de légèreté face à Ingrid Bergman ou encore Audrey Hepburn, mettant en place d’étranges stratagèmes pour ne pas qu’on lui mette la bague au doigt.

Le réalisateur tournera trois films avec Audrey Hepburn : Drôle de frimousse, Charade (1963) et Voyage à deux (1967). Peut-être a-t-il trouvé dans les traits de l’actrice une sorte de pendant féminin à Gene Kelly : ce regard espiègle et pétillant, cette légèreté des gestes et cette même présence au monde profondément solaire. Dans Voyage à deux, elle est en couple avec Albert Finney : le film mêle plusieurs époques du couple, des débuts euphoriques au mariage essoufflé. Exercice de montage virtuose, Voyage à deux établit des ponts entre les différentes époques par des raccords malicieux et ironiques qui, progressivement, tendent un miroir au couple et à ses promesses non tenues.

Les époques finissent par s’emmêler, le cinéaste tenait à ce qu’aucune ne soit le flashback d’une autre : les fragments éclatés composent finalement la sensation d’un pur présent. C’est d’ailleurs la leçon que Hepburn tentera d’inculquer à son mari : faire reculer les reproches, les blessures, et relancer leur amour en l’arrimant à un simple « ici et maintenant ». Au contact de Hepburn et de Grant, le couple donénien réapprend subitement à danser.

En 2012, le cinéaste est invité à une rencontre organisée par le Forum des images, à Paris. Hormis quelques films pour la télévision, il n’a pas réalisé de film pour le cinéma depuis vingt-huit ans (La Faute à Rio, 1984). Il répond aux questions du public et annonce, sous les applaudissements, qu’il travaille sur un nouveau projet de comédie musicale : « Je ne suis pas mort, les musicals c’est ma vie. » Le film en question n’a jamais été tourné, peut-être n’existait-il pas ailleurs que dans la tête de Stanley Donen. Ultime élégance d’un réalisateur, alors âgé de 88 ans, qui ne pouvait faire autrement que dire à son public que le spectacle continue.

Chantons Sous La Pluie - Make 'Em Laugh (Scène Mythique)
Durée : 03:51

Stanley Donen, en quelques dates

13 avril 1924 Naissance à Columbia (Caroline du Sud)

1949 « Un jour à New York »

1951 « Mariage royal »

1952 « Chantons sous la pluie »

1960 « Ailleurs l’herbe est plus verte »

1967 « Voyage à deux »

1984 « La Faute à Rio »

2019 Mort à l’âge de 94 ans