La dépigmentation volontaire de la peau, une pratique taboue, répandue et dangereuse
La dépigmentation volontaire de la peau, une pratique taboue, répandue et dangereuse
Par Faustine Vincent (Envoyée spéciale à Roubaix)
Le phénomène semble s’étendre malgré l’interdiction en France des produits éclaircissants, nocifs, mais vendus dans les boutiques « afros » et sur Internet.
Pendant vingt ans, elle a accompli le même rituel en cachette, dans sa salle de bain. Trente minutes le matin, une heure le soir à enduire son visage et son corps de crèmes et de lotions dépigmentantes, interdites en France, mais vendues sous le manteau dans les boutiques « afros », notamment à Paris, et sur Internet.
Aissata Ba, Sénégalo-Mauritanienne de 37 ans, ne voulait surtout pas que son entourage sache que sa couleur naturelle de peau était bien plus noire. Même son compagnon n’était pas au courant. Avec ces produits « décapants », cette maquilleuse et coiffeuse affichait un teint clair, à l’image de son modèle, Beyoncé, dont le portrait orne les murs de son coquet appartement, à Roubaix (Nord), où elle vit avec ses trois filles.
« J’ai mis tout ce qui était imaginable. Pour moi, la blancheur c’était la beauté, explique-t-elle. Le problème, c’est qu’une fois qu’on est là-dedans, c’est comme une drogue. C’est très difficile d’arrêter. » Il y a deux ans, Aissata Ba a failli y parvenir après avoir découvert une plaque suspecte sur sa poitrine. « J’ai eu la peur de ma vie. Je me suis dit : ça y est, j’ai un cancer, c’est foutu. Mais ça a fini par disparaître, alors j’ai continué. »
Les risques liés au blanchiment de la peau, apparu dans les années 1960, sont de mieux en mieux connus, et listés par les autorités sanitaires : infections cutanées (gale, mycoses, etc.), vergetures, hyperpilosité, problèmes de cicatrisation, mais aussi risques accrus d’hypertension, de diabète et de complications neurologiques. Plus grave encore, des cas de cancer de la peau ont aussi été répertoriés ces dernières années. « On redoute qu’ils se multiplient à l’avenir », avertit Antoine Petit, dermatologue à l’hôpital Saint-Louis, à Paris.
Rien ne semble pourtant dissuader les adeptes de la dépigmentation volontaire, nombreux dans le monde entier, en particulier en Afrique et en Asie, où ces produits sont autorisés dans plusieurs pays. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), chargée du dossier depuis 2005, s’en est alarmée dans une note publiée en juillet 2018 : l’utilisation de ces produits « se généralise de plus en plus » en France, entraînant des effets nocifs pour la peau « dans près de 60 % à 70 % des cas ».
Aucune donnée ne permet de connaître avec précision l’étendue du phénomène dans l’Hexagone, mais selon une étude menée auprès des femmes noires en Ile-de-France par l’association Esprit d’Ebène, 20 % d’entre elles y auraient recours.
Des étiquetages mensongers
Quand Morgane a commencé, elle avait 12 ans. Cette étudiante tchadienne de 28 ans installée à Amiens, voulait se débarrasser de ses boutons sur le visage. Son teint s’est éclairci, mais son corps est resté noir. Elle a donc étendu le périmètre d’application, tombant à son tour dans l’engrenage.
Jusqu’à récemment, ses tentatives pour arrêter sont restées vaines, d’autant qu’un jour ou deux d’interruption suffisent pour que la peau fonce de nouveau ou que des taches apparaissent. A chaque fois, les questions de son entourage et les remarques négatives des hommes l’ont incitée à reprendre. « Ils demandaient si j’étais malade, me disaient que j’étais vilaine, et que j’étais plus jolie en étant claire, raconte-t-elle au Monde. Mais ils oublient qu’on le devient en utilisant des crèmes dépigmentantes. »
Or quand les produits sont efficaces, c’est qu’ils sont dangereux, à base d’hydroquinone, de corticoïdes ou de mercure, des substances interdites en France. Les étiquetages promettant un traitement « naturel », « sans hydroquinone », voire « bio » sont en grande majorité mensongers, comme en témoignent les contrôles effectués par la DGCCRF en 2017 : sur 83 produits éclaircissants analysés, 51 étaient « non conformes et dangereux ».
Mais le marché mondial de la dépigmentation, évalué à plusieurs milliards d’euros, est si lucratif et la demande si forte que de nouvelles gammes de crèmes apparaissent régulièrement – y compris à destination des hommes et des enfants – et que les pratiques se diversifient, telles les injections de glutathion, un puissant antioxydant dont l’effet est pourtant méconnu pour cet usage.
Des crèmes, lotions et savons éclaircissants vendus dans une boutique afro à Roubaix, le 25 février 2019. / FAUSTINE VINCENT / LE MONDE
Une pratique taboue, vécue comme honteuse
En France, « il y a une prise de conscience du problème depuis trois ou quatre ans, mais c’est très difficile de l’enrayer », constate Mams Yaffa, président de l’association Esprit d’Ebène. D’abord parce que la dépigmentation est une pratique taboue, vécue comme honteuse : « Il y a une véritable omerta sur le sujet, avec un déni total des personnes qui le font. »
Aissata Ba fait partie des rares à avoir osé en parler publiquement. La Roubaisienne a franchi le pas en août 2018 en postant une vidéo sur sa chaîne YouTube, lancée quatre ans plus tôt sous le nom de Make up Perfect bambado. Elle y confie son envie d’arrêter, ses hésitations et ses craintes. Rattrapée par la peur de développer un cancer et sa gêne liée à la couleur de ses articulations, plus sombres et qui la « trahissent », elle a finalement réussi à arrêter.
Elle raconte, depuis, ce processus face caméra pour ses 10 000 abonnés, sans cacher les séquelles, en particulier ses larges cernes et ses vergetures. En revanche, elle n’a pas encore trouvé la force de faire la prise de sang que lui a prescrite son dermatologue, il y a trois mois. « J’ai trop peur d’avoir une mauvaise surprise, je sais que les produits passent dans le sang », souffle-t-elle.
Témoigner à visage découvert est loin d’être simple tant le sujet est sensible. Si beaucoup saluent son courage et la soutiennent, une partie de ses abonnés la pressent de se taire. « Ça les embête que j’en parle, parce que tout le monde ne sait pas que des femmes noires s’éclaircissent la peau », analyse-t-elle. D’autres lui ont violemment reproché de s’être dépigmentée. « Un commentaire disait : “Je te souhaite la mort”, c’est ce qui m’a le plus choquée. On m’a dit que j’étais une traîtresse de l’Afrique et que je n’assumais pas ma couleur de peau. Mais je n’ai pas fait ça parce que j’ai honte d’être Noire ! Pour moi, c’est comme les femmes blanches qui font des UV. »
Couleur de peau et position sociale
Pression sociale, familiale, influence de la mode… les raisons qui poussent à s’éclaircir le teint sont multiples et complexes. C’est aussi pour cela qu’il est si difficile de lutter contre cette pratique, dont la dimension esthétique s’enracine dans l’histoire de la colonisation et de l’esclavage.
« C’est à cette époque qu’apparaît une hiérarchie des couleurs. Ceux qui avaient la peau claire étaient un peu plus avantagés que les autres, ce qui a ancré l’idée d’un lien entre la position sociale et la couleur de peau », explique Pap Ndiaye, professeur d’histoire à Sciences Po et auteur de La Condition noire (Calman-Lévy, 2008).
Avoir la peau claire est aujourd’hui encore perçu par beaucoup comme un gage de réussite et d’ascension sociale. « Contrairement à ce qu’on entend souvent, ceux qui se dépigmentent n’ont pas honte d’être Noirs, mais veulent être plus clairs par pragmatisme, parce que cela permet d’alléger le stigmate de la couleur de peau », poursuit l’historien.
Ni le mouvement de fierté noire revendiquée par le Black Power à partir des années 1960, ni le mouvement « nappy », né dans les années 2000 et prônant le retour au naturel des cheveux crépus, ne sont parvenus à enrayer l’essor concomitant de la dépigmentation.
« Le Black Power est visible mais minoritaire, explique Pap Ndiaye. Il concerne surtout l’élite militante et intellectuelle, mais ne touche pas la masse populaire du monde noir, pour qui les problèmes liés à la couleur de peau restent palpables, au travail ou face à la police. »
« La beauté n’est pas unique mais multiple »
Depuis quelques années, des organisations se mobilisent pour tenter d’éradiquer cette pratique, en prenant soin de ne pas stigmatiser ceux qui s’y adonnent. Au sein de l’association Ewa Ethnik, « on valorise la beauté noire et on explique que ce n’est pas parce que vous êtes Noir que vous n’allez pas réussir », détaille sa présidente Nathalie Migan, docteure en pharmacie et auteure d’une thèse sur la dépigmentation.
La médiatisation croissante de modèles issus de la diversité, à l’œuvre depuis quinze ans, en particulier sur Internet et sur les réseaux sociaux, pourrait, elle aussi, jouer un rôle essentiel, en rompant avec la prééminence du modèle occidental véhiculé jusqu’ici. « Cela passera par l’image, en montrant que la beauté n’est pas unique mais multiple », estime Aline Tacite, l’une des pionnières du mouvement « nappy » et cofondatrice du salon de coiffure Boucles d’Ebène, à Bagneux.
Six mois après avoir arrêté, Aissata Ba assure avoir « appris à s’aimer avec sa couleur de peau ». Elle a accueilli avec émotion et soulagement les compliments de son compagnon. Ceux de ses filles, âgées de 7, 11 et 17 ans et qui ne l’ont jamais connue qu’avec le teint clair, l’ont également rassurée. Leur mère ne leur a pourtant jamais révélé son secret ; le non-dit reste puissant. Ses collègues ont, eux aussi, été surpris de découvrir que sa peau était plus foncée, mais elle les a prévenus : « Il va falloir vous habituer. »