Place de la République, dimanche 3 mars, manifestation de la diaspora algérienne, Ghalia Kadiri / Ghalia Kadiri, le Monde

Omar a les larmes aux yeux. A 83 ans, ce Franco-Algérien n’espérait pas vivre assez longtemps pour voir son peuple descendre dans la rue, se révolter contre un système qui les a poussés, lui et des millions d’Algériens, à s’exiler il y a bien longtemps. « Regardez », souffle le vieil homme, ému. Depuis le début d’après-midi, dimanche 3 mars, plus d’un millier de manifestants de tous âges ont lentement investi la place de la République, au cœur de la capitale française. Le même mot d’ordre que dans les villes algériennes, est scandé à l’unisson, en langue arabe : « Pas de cinquième mandat ».

Pour la deuxième semaine consécutive, la diaspora algérienne de France s’est mobilisée par milliers pour s’élever contre un potentiel cinquième mandat présidentiel d’Abdelaziz Bouteflika, alors que ce dimanche marque la date limite de dépôt des candidatures à l’élection présidentielle. A 82 ans, le chef de l’Etat algérien occupe le pouvoir depuis 1999 et souffre des séquelles d’un accident vasculaire cérébral (AVC) depuis 2013. Il est devenu un « président fantôme » ; ce que beaucoup d’Algériens ressentent comme une humiliation.

« Pendant longtemps, les traumatismes de la guerre civile ont muselé le peuple. Après, ils brandissaient la menace du chaos comme ce qui était arrivé en Syrie ou en Libye. Mais c’est terminé tout cela, assure Rachid, mécanicien à la retraite. La société vient officiellement de dépasser le traumatisme des années 1990. Le pouvoir ne peut plus jouer sur la peur pour manipuler le peuple. C’est un grand moment de notre histoire, je suis heureux. »

Au son des percussions

Sur la place de la République, les jeunes ont dansé et chanté au son des percussions et des youyous. Des hommes et des femmes ont hurlé à pleine gorge « Bouteflika dégage, dégage » « Pouvoir assassin », « ça suffit, on veut un nouveau président », « Voleurs ! Vous avez pillé le pays ! ». Ils ont crié, très fort, pour dire ces mots qu’ils n’avaient jamais osé prononcer publiquement. A certains moments, le rassemblement prenait même des airs de fête. Des hommes ont grimpé et brandi le drapeau vert et rouge de leur pays comme un trophée, tapant des mains au rythme des « one two three, viva l’Algérie ! » Les parents, fiers, ont pris leurs enfants sur leurs épaules.

« Nous voulons leur donner l’exemple, nous faisons cela pour eux, pour qu’ils aient la chance, un jour, de reprendre la main sur ce pays qui est d’abord le leur. Le pays de la jeunesse, du peuple algérien. C’est lui, le héros aujourd’hui. »

Place de la République, dimanche 3 mars, manifestation de la diaspora algérienne, Ghalia Kadiri / Ghalia Kadiri, le Monde

Depuis le 22 février, le mouvement de protestation le plus important des deux dernières décennies a poussé des dizaines de milliers d’Algériens dans les rues pour exprimer leur opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika avant l’élection présidentielle prévue le 18 avril 2019. Dans le reste du monde et particulièrement en France, principale terre d’accueil des Algériens, la diaspora s’est elle aussi mobilisée. D’abord sur les réseaux sociaux, puis sur le terrain, fatiguée de ce système qui les pousse sans arrêt à l’exil. « Nous sommes ici pour exprimer notre solidarité envers les manifestants en Algérie à travers cette mobilisation inédite, extraordinaire que nous n’avons pas vu depuis l’indépendance, explique Zoheir Rouis, secrétaire national de Jil Jadid, une des organisations à l’origine de la manifestation. Les rassemblements à l’étranger, en France aussi aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse et en Allemagne, permettent de médiatiser le combat des Algériens et de donner un écho international alors que le régime algérien a fermé tous les canaux d’expression libre au pays. »

Pour beaucoup de manifestants venus dire « non à la gérontocratie », la mobilisation est avant tout un devoir. « La diaspora a une part de responsabilité, confie Layachi Benkhennouche, 36 ans. En criant depuis les pays occidentaux où les médias sont libres et relayent notre voix, nous envoyons un message à nos frères restés au pays : on leur dit qu’on les soutient, que le sacrifice n’est pas vain, on leur donne la force de continuer à se battre. Il faut se mobiliser partout dans le monde afin de faire bouger l’opinion internationale et avoir un impact réel sur l’Algérie. »

En finir avec l’exil forcé

A Paris comme à Alger où nombre d’entre eux ne voient leur avenir que hors des frontières, les jeunes étaient en première ligne du rassemblement. « En Algérie, l’avenir c’est l’expatriation. Soit à travers les diplômes, soit en étant un harraga (celui qui prend la mer pour partir), déplore Inès, une Algérienne de 27 ans venue étudier les mathématiques en France. Il a fallu que j’étudie à fond, que chaque année je demande une carte de séjour, que je demande la nationalité, j’ai construit ma vie en fonction de ça. Nous sommes apatrides ici. Le système nous a volé notre jeunesse. »

Djamal, lui aussi venu faire ses études à Paris, regrette que les plus qualifiés ne trouvent pas de travail en Algérie, où le chômage des jeunes est endémique. « Mais tout cela va changer, j’en suis persuadé. Nous sommes pacifiques, même les policiers algériens sont émus, on les a vus dans les vidéos !, affirme le jeune homme. Cette mobilisation est une fête. » A côté, des jeunes s’amusent d’un lancé une merguez enroulée dans un papier aux couleurs du drapeau algérien devant une foule hilare.

En milieu d’après-midi, alors que le rassemblement touche presque à sa fin, des manifestants ont commencé à nettoyer la place de la République. Comme en Algérie, la mobilisation se veut civique, pacifique. « C’est la clé de la réussite car le pouvoir ne cherche que la violence, raconte un Algérien qui a souhaité garder l’anonymat comme beaucoup de manifestants dont la famille réside toujours en Algérie. Nous continuerons à faire des rassemblements exemplaires jusqu’à ce que “Boutef’” lâche le pouvoir ! »

A Paris, les organisateurs prévoient déjà d’autres actions pacifiques. « Si Abdelaziz Bouteflika finalise sa candidature, cela signifie que le pouvoir a choisi la voie de l’affrontement et de la déstabilisation du pays et donc de toute la région mais aussi la France puisque beaucoup d’Algériens voudront venir ici », rappelle Zouheir Rouis. Tout au long de l’après-midi, une phrase revenait souvent dans les chants des manifestants : « Ce n’est que le commencement ».