En Algérie, le front du « cinquième mandat » se fissure
En Algérie, le front du « cinquième mandat » se fissure
Par Amir Akef (Alger, correspondance)
Anciens combattants, patrons, syndicalistes… Face à la colère de la rue, les défections se multiplient chez les soutiens traditionnels du président Abdelaziz Bouteflika.
Le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée et vice-ministre de la défense, à Alger, le 6 février 2019. / RYAD KRAMDI / AFP
Alors que les Algériens se préparent à manifester de nouveau, vendredi 8 mars, contre un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, absent du pays depuis le 24 février, des défections significatives sont enregistrées parmi les organisations liées au régime. Les soutiens du président, très présents au cours des derniers mois, font désormais profil bas ou quittent le navire avec fracas.
Le retournement le plus spectaculaire vient des rangs des anciens combattants de la guerre d’indépendance, qui, il y a encore quelques semaines, disaient leur soutien « indéfectible » à leur « compagnon d’armes ». La très influente Organisation nationale des moudjahidine (ONM) a ouvert le bal, mardi, en saluant des manifestations populaires au « comportement civilisé » et en dénonçant des institutions loin d’être « à la hauteur des aspirations légitimes de notre peuple ».
L’organisation a violemment chargé l’alliance « contre-nature » entre des membres influents du pouvoir et de « présumés investisseurs » à qui l’on a ouvert les portes « pour s’accaparer des deniers publics sous le prétexte d’encourager les investisseurs nationaux ». Des affairistes qui, « grâce à leurs liens au sein de la hiérarchie du pouvoir, ont pu accumuler des fortunes considérables en des temps records », a indiqué l’ONM.
« Un système qui a atteint ses limites »
Les Algériens devinent sans difficulté que les anciens combattants visent des oligarques membres du Forum des chefs d’entreprises (FCE), organisation patronale dirigée par Ali Haddad, un proche de Saïd Bouteflika, le frère du chef de l’Etat. Plusieurs patrons membres du FCE ont d’ailleurs annoncé leur ralliement à la contestation populaire. Neuf d’entre eux, qui se présentent comme le FCE « originel », dont deux prédécesseurs d’Ali Haddad, ont affirmé ne « pouvoir rester sourds à l’expression populaire à laquelle ils adhèrent complètement ».
Une autre défection de poids est venue de l’association des anciens du ministère de l’armement et des liaisons générales (MALG), l’ancêtre des services de renseignements algériens durant la guerre d’indépendance. L’association dirigée par Dahou Ould Kablia, ministre de l’intérieur de 2010 à 2013, affirme que le peuple a « déjà voté le rejet pur et simple du cinquième mandat et de tout ce qui va avec ». « Il n’y a plus de place aux atermoiements et aux manœuvres dilatoires pour perpétuer un système qui a atteint des limites et qui risque de mener le pays à l’aventure et aux plus graves périls », a ajouté l’association des anciens du MALG.
Alors que la capacité du président Bouteflika à exercer la charge présidentielle est mise en cause, le conseil de l’ordre des médecins a publié un communiqué pour mettre en garde contre la délivrance de faux certificats médicaux aux candidats à la présidentielle. Il a rappelé au Conseil constitutionnel que les auteurs de ces certificats médicaux doivent être inscrits au « tableau de l’ordre des médecins, conformément aux règles de déontologie médicale ».
Même l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), syndicat totalement mis au service du cinquième mandat par son secrétaire général, Abdelmadjid Sidi-Saïd, connaît des défections et des appels à soutenir la contestation populaire.
Disqualifier l’élection présidentielle
Ces revirements sont un signe que l’abandon de l’option de la candidature de Bouteflika commence à être envisagé au sein du régime.
Pour l’heure, le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée et vice-ministre de la défense, est le seul responsable à s’exprimer. Mardi, il a mis en garde contre « certaines parties » non identifiées qui cherchent, selon lui, à ramener le pays « aux années de braise et de douleurs vécues par le peuple algérien et au cours desquelles il a payé un lourd tribut ». Mercredi, il a assuré que l’armée et les forces de sécurité étaient « résolument engagées à garantir » la sécurité de l’élection présidentielle, le 18 avril, afin de permettre aux Algériens de voter « dans un climat de sérénité, de quiétude et de stabilité ». Ahmed Gaïd Salah a également mis en avant la « solidité » des « liens nobles et sincères » de l’armée avec le peuple.
Les observateurs relèvent que le chef de l’armée n’a pas, contrairement à son habitude, cité le « moudjahid Abdelaziz Bouteflika », mais qu’il a surtout mis l’accent sur la tenue du scrutin. Une insistance qui fait écho aux appels de l’opposition et de membres de la société civile à disqualifier l’élection présidentielle pour forcer le régime à négocier une vraie transition.
Le mouvement Mouwatana (« citoyenneté »), qui a accusé Ahmed Gaïd Salah de « se conduire comme un soldat au service d’un clan de prédateurs », a appelé mercredi à une transition pour préparer une nouvelle République et engager « des élections dignes de ce nom ». Dans un souci de donner une forme d’organisation à la contestation populaire, Mouwatana a appelé « toutes les corporations à se donner librement des représentants » et à créer des « coordinations ».
Une « situation révolutionnaire pacifique »
La pression s’accentue sur le général Ali Ghediri, seul candidat de poids à avoir déposé son dossier de candidature, pour qu’il se retire de la course afin de ne pas servir d’alibi. Certains l’accusent d’être devenu le « plan B » du régime, en remplacement de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika devenue « intenable ».
Si Ali Ghediri ne montre aucune volonté se retirer, il en va autrement de ses soutiens. Zoubida Assou, qui, en se ralliant à sa candidature, avait provoqué une crispation au sein de Mouwatana – dont elle était la porte-parole –, a décidé de lui retirer son soutien. Et son directeur de campagne, Mokrane Aït Larbi, un militant respecté des droits humains, a annoncé mercredi son retrait du processus électoral, tout en déclarant respecter le choix que fera Ali Ghediri.
L’avocat a estimé que le pays vivait une « situation révolutionnaire pacifique ». « Cette phase historique ne peut réaliser la rupture par la voie électorale, dont la fraude a déjà commencé au sein du Conseil constitutionnel, et devant l’opinion nationale et internationale », a-t-il commenté.
Notre sélection d’articles pour comprendre la contestation en Algérie
Depuis le 22 février, le mouvement de protestation le plus important des deux dernières décennies en Algérie a poussé des dizaines de milliers de personnes dans les rues pour exprimer leur opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, avant l’élection présidentielle prévue le 18 avril.
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