Pourquoi la jeunesse africaine ne se mobilise pas pour le climat
Pourquoi la jeunesse africaine ne se mobilise pas pour le climat
Par Thierry Amougou
LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. L’économiste camerounais Thierry Amougou analyse les ressorts de la mobilisation en Europe et en Amérique du Nord (1/2).
Manifestation pour le climat de jeunes à Montréal, le 15 mars 2019. / MARTIN OUELLET-DIOTTE/AFP
Depuis quelques semaines, certains parents européens s’inquiètent des bulletins de notes de fin d’année de leurs enfants à l’heure où ceux-ci brandissent publiquement la note de frais salée que coûte le style de vie moderne au climat. Mais de quelle génération, de quelle race, au sens de construction sociale, de quelle nationalité est le climat ?
Ce questionnement, de prime abord saugrenu pour la bien-pensance, est d’une grande importance si on lit la « génération climat » à l’aune de l’Histoire globale suivant laquelle l’histoire de l’Occident n’est qu’un bout de l’Histoire d’un monde qu’on ne peut comprendre moins médiocrement qu’en mettant toutes les Histoires en résonance.
Tous « génération climat » ?
Le réchauffement climatique n’est pas qu’un problème de température en hausse. C’est aussi et surtout un révélateur des rendements décroissants, voire négatifs, du processus modernisateur à la fois en Occident et en régions extra-occidentales. La « génération climat » européenne, si nous troquons la définition démographique d’une génération par une approche civilisationnelle, peut être entendue comme une représentation du surcroît de sensibilité climatique que la civilisation techno-scientifique occidentale construit chez de nombreux contemporains occidentaux.
La preuve en est que les écoliers, les lycéens, les étudiants, les chercheurs et les politiques ne marchent pas pour le climat en Afrique, en Asie centrale et en Amérique latine. Parce que la culture techno-scientifique et sa construction d’un « climat global » y est moins prégnante, bien que la sensibilité soit bien réelle. Les revendications environnementales dans ces zones prennent souvent la forme des peuples premiers et des paysans qui défendent la préservation de leurs modes de vie. En conséquence, lorsque la « génération climat » en Europe condamne le mode de vie occidental, les sociétés extra-occidentales, elles, luttent pour sauvegarder des modes de vie ancestraux de la prédation capitaliste.
L’approche technico-scientifique actuelle du climat global n’est-elle pas, dans ce cas, un rapport social, géopolitique, économique et politique de nature historique ? Est-il réaliste d’évoquer ce rapport multidimensionnel sans mettre en exergue une forme d’injustice en amont, en aval et contenue dans l’invention du climat global comme catégorie politique, économique, environnementale et écologique ?
Le climat global est, de nos jours, une totalité climatologique. Sa nature technico-scientifique structure le monde, lui donne une intelligibilité en termes de politique climatique, mais cache les multiples inégalités, exploitations, exclusions et discriminations sociales et culturelles qui, dans la dynamique du capitalisme historique, font du climat global un problème brûlant.
De l’effet papillon
En Afrique, en Amérique latine et en Asie centrale, plusieurs générations se situent en amont de la prédation capitaliste, l’une des principales sources du dérèglement climatique. Si le battement d’ailes d’un papillon peut, suivant la théorie du chaos, dérégler tout un système à mille lieues de l’endroit où il se fait, comment compenser aujourd’hui le dérèglement climatique induit par le manque de sensibilité protectrice de l’entreprise coloniale envers la faune, la flore et les civilisations indigènes ?
Le climat global questionne-t-il suffisamment la justice intergénérationnelle qu’il faudra mettre en place au profit des sociétés extra-occidentales ? Le Fonds vert pour le climat, désespérément vide, est-il à la hauteur d’un tel enjeu ?
« J’ai 17 ans et c’est la peur du changement climatique qui me guide », déclare Anuna De Wever dans les médias. La crainte de cette militante, chef de file de la mobilisation en Belgique, n’a aucune chance de faire tache d’huile en régions extra-occidentales si les jeunes de son âge y ont plutôt peur de dormir sans manger, de ne pas avoir d’eau potable, de ne pas aller à l’école, de ne pouvoir se soigner ou de devenir des enfants-soldats.
Comment défendre ensemble le climat global quand certains jeunes, bébés et leurs parents se noient par milliers dans les abysses de la Méditerranée tandis que d’autres manifestent à Bruxelles, à Paris et à Québec, main dans la main avec leurs parents et enseignants ? Le mouvement Youth for climate ne peut faire florès dans des contrées en carence de biens essentiels et pré-matérialistes, étant donné qu’une telle mobilisation y apparaît comme une préoccupation à la fois de luxe et post-matérialiste, non parce qu’elle est infondée, mais parce que l’esprit s’élève sur l’urgence du climat lorsqu’il est libéré de l’emprise des carences du quotidien : ventre affamé n’a point de climat !
Le privilège de « penser climat »
Les peuples et territoires pauvres ainsi que leurs populations et descendances sont condamnés à la double peine. Qu’est-ce que les « générations favelas » sud-américaines ont de commun avec la « génération climat » européenne si ce n’est qu’elles habitent la même Terre dont le climat se dérègle ? Ces jeunesses pauvres d’Amérique latine et celles des pays du Sud paieront le prix fort du dérèglement climatique, contrairement à la « génération climat » européenne.
Les enfants congolais parfois ensevelis vivants dans les mines artisanales auprès desquelles s’approvisionnent les multinationales occidentales ont-ils le privilège de « penser climat » lorsqu’ils doivent s’activer à réunir trois pièces pour faire un sou ?
L’injustice intergénérationnelle ne doit pas seulement interroger le futur, mais aussi le passé et le présent. Sans atteindre un développement devenu une véritable « aventure ambiguë », comme le pensait Cheikh Hamidou Kane en 1961, l’Afrique est sommée de ne plus suivre la route tracée par la « mission civilisatrice » tout en ayant perdu son paradigme naturel de vie, à savoir, ce que Winston Churchill, sous-secrétaire d’Etat aux colonies, mit en évidence dans son ouvrage, My African Journey. Il y décrivit avec émerveillement la foultitude de papillons multicolores qu’il vit en Afrique de l’Est en 1907.
Le monde d’aujourd’hui recherche cette diversité perçue comme l’indice d’une bonne santé écologique d’un biotope, le « paradigme papillon ». Le monde doit-il donc se « déciviliser » alors que Churchill était, lui, en « mission civilisatrice » en 1905 en Afrique ?
Quelle génération doit payer la note des papillons africains décimés par la modernisation capitaliste ? Celle dont les grands-parents ont connu les Trente Glorieuses ou celles dont les ancêtres ont été pendus pour avoir défendu férocement le « paradigme papillon » dans lequel ils vivaient ? Comment réconcilier ces deux générations sur l’ajustement favorable au climat global alors que leurs conditions de vie sont si radicalement opposées ?
La seconde partie dimanche prochain…
Thierry Amougou est un macroéconomiste hétérodoxe du développement à l’Université catholique de Louvain (UCL), en Belgique, et directeur du Centre de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (CriDis).
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