Nobel de la paix : Denis Mukwege accuse
Durée : 03:39

Le docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix 2018 avec la jeune Yézidie Nadia Murad, était l’un des principaux inspirateurs de la conférence sur les violences sexuelles en zone de conflit qui a eu lieu au Luxembourg, les 26 et 27 mars, à l’initiative de la grande-duchesse Maria Teresa. Devant un auditoire de 1 200 personnes comprenant plus d’une quarantaine de survivantes de viols de guerre, des responsables d’ONG, des élus et représentants de gouvernements européens, de la Cour pénale internationale et de l’ONU, il a appelé la communauté internationale à reconnaître les souffrances des survivantes, à mettre fin à l’impunité des agresseurs et à soutenir la création d’un Fonds global de réparations. Puis il a répondu à quelques-unes de nos questions.

Y a-t-il eu un effet prix Nobel ? Recevez-vous plus d’écoute, d’attention, d’aide, de la part des chefs d’Etat et de l’ONU ?

C’est encore trop tôt pour le savoir ! Mais ce qui est sûr, c’est que le prix Nobel a rendu désormais impossible de mettre le sujet des viols de guerre à la poubelle ou d’éviter de l’aborder. J’ai donc de l’espoir. Il y a incontestablement un élan, une galvanisation. Les gens, y compris beaucoup de leaders, sont désireux d’en parler et de trouver des solutions. Quel contraste avec toutes ces années où je sortais de la salle d’opération et retournais dans ma chambre, en pleurs, dévasté par le silence du monde. J’espère que ce mouvement nous amènera à ce que nous souhaitons ardemment : restaurer la dignité des femmes.

Le prix Nobel s’est parfois révélé, pour son récipiendaire, un cadeau empoisonné dans son propre pays, comme ce fut le cas en Iran pour Shirin Ebadi, aujourd’hui en exil. Comment a-t-il été reçu en République démocratique du Congo (RDC) ?
C’est pour les violeurs et leurs commanditaires que le cadeau a été empoisonné ! Le fait que le monde entier, par mon prix, ait dit solennellement : ce n’est pas acceptable, fut un mauvais tour à ceux de mon pays qui veulent rester dans le déni. Je n’ai certes pas été reçu ou fêté sur les chaînes des télévisions publiques congolaises. Mais cela importe peu ! La vérité finit toujours par triompher.

Dans votre discours d’Oslo, vous interpelliez la communauté internationale en évoquant un rapport dans un tiroir de bureau à New York : l’enquête du projet Mapping qui recensait 617 crimes de guerre commis en RDC, avec noms des victimes, dates, lieux. Est-il toujours dans son tiroir ?

Oui, et tant qu’on continuera à l’y maintenir, les violences malheureusement continueront. Car ce sont les mêmes individus qui ont violé en 1996 et qui continuent de le faire aujourd’hui. Il y a même recrudescence des viols, surtout affectant des enfants. Ça me choque terriblement. Tout le monde connaît les instigateurs, le rapport les cite nommément, et ils continuent à courir en toute liberté. Cette impunité signifie qu’on accepte que les femmes et les enfants continuent de subir ces atrocités. Je demande à la communauté internationale de s’élever pour y mettre fin. Car il ne faut pas se faire d’illusions : cela ne viendra pas de l’intérieur. Ceux qui commettent ces crimes sont ceux qui sont à la tête du pays et ils n’amorceront jamais de poursuites contre eux-mêmes. A la communauté internationale de le faire !

Vous insistez toujours sur l’éducation, essentielle en matière de prévention contre les violences. Et vous développez la notion de « masculinité positive ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je pense que la violence sexuelle naît d’un sentiment de supériorité qu’on nous inculque à nous, les hommes, dès la naissance. On nous habille d’une certaine façon, on nous apprend des comportements, on nous prive de certaines émotions naturelles… Bref, alors que je pense que garçons et filles sont fondamentalement égaux et doivent avoir les mêmes droits, que frères et sœurs devraient être élevés exactement de la même manière, on nous enseigne la différence, ce qui fait qu’arrivés à l’âge adulte, les hommes croient naturel de dominer et de se sentir supérieurs.

C’est cette masculinité toxique qu’il est urgent de déconstruire. Cette masculinité toxique que j’oppose à la masculinité positive, et qui induit un rapport de force permettant aux hommes d’écraser, de discriminer et d’humilier les femmes. C’est inacceptable ! Les femmes sont exactement égales aux hommes. Nous devrions initier nos enfants à la masculinité positive dès leur plus jeune âge.

Denis Mukwege lors de la cérémonie de remise des prix Nobel à Oslo, le 18 décembre. / Berit Roald / AP

Votre hôpital de Panzi s’est révélé un formidable laboratoire pour traiter des violences sexuelles et accueillir les femmes. Vous y avez développé l’idée de « guichet unique », qui pourrait être dupliquée ailleurs. Quelle est-elle ?

Lorsqu’une femme adulte est violée, elle est assaillie par un sentiment de douleur et de honte qui l’empêche d’aller vers les différents services devant lesquels elle devra se justifier. Car le regard de la société est tel que sa réputation de femme violée risque de lui valoir le rejet, l’exclusion, c’est la double peine. C’est pour cela que nous avons conçu le « guichet unique », le « one stop center ».

C’est tout simplement un endroit où le personnel est formé pour accueillir les victimes, leur parler, prendre une fois pour toutes les informations les concernant afin qu’elles ne soient pas obligées de répéter leur histoire à chaque étape, et les orienter dans un système qui les prendra en charge globalement : sur le plan médical, le plan psychologique, le plan juridique (des juristes et avocats sont prêts à les accompagner si elles choisissent de saisir la justice), et le plan socio-économique.

On ne les culpabilise pas, au contraire, on les soutient pour trouver des solutions et les faire redevenir maîtresses de leur avenir. Notre expérience montre que les femmes parviennent à se relever et refaire leur vie. Elles transforment leur peine en pouvoir, et quand elles rentrent chez elles, elles deviennent des actrices de changement, de véritables leaders capables de révolutionner leurs villages. Aujourd’hui, nous sommes en train de travailler avec des survivantes de Guinée-Conakry. Nous espérons prochainement commencer aussi cette expérience en République centrafricaine.

Des milliers de Syriennes ont été violées dans les prisons de Bachar Al-Assad. Des milliers de femmes, yézidies notamment, ont subi des abus sexuels par des membres de l’organisation Etat islamique. Que faire pour aider ces femmes particulièrement démunies ?

Je suis allé en Irak, j’ai aussi rencontré des Syriennes, et j’ai été très touché de voir que lorsqu’on évoque les violences sexuelles en présence de ces femmes, elles convulsent et tombent en syncope. Je sais que la prise en charge psychologique n’est pas adéquate dans les camps de réfugiés, et je pense que le monde a aujourd’hui la responsabilité d’aider ces femmes à avoir accès à une prise en charge holistique de tous leurs besoins. Nous ne devons pas nous dérober. C’est vraiment une urgence, avant qu’il ne soit trop tard pour leur état mental.

La réparation ne saurait donc être que médicale. Ne devrait-elle pas être aussi morale et financière ? Où en est-on du Fonds global de réparations que vous avez proposé ?

Nous avons des contacts prometteurs. La réparation fait partie du processus de guérison. On ne peut pas demander aux femmes d’aller en justice, de se battre, de se justifier, et une fois le procès gagné, leur dire simplement « au revoir, il ne se passera rien, vous ne recevrez aucune compensation ». C’est inhumain. Il faudrait un Fonds global qui permettrait de mettre toutes les femmes victimes de violences sexuelles au même niveau, et qui traduirait en actes palpables notre responsabilité humaine envers elles.

Certains actes symboliques participent-ils aussi de la réparation ?

O combien ! Cette conférence organisée au Luxembourg par la grande-duchesse en est un exemple. C’est un formidable acte de réparation ! Une reconnaissance officielle de la souffrance endurée et du mal qui a été perpétré. Une jeune Yézidie a dit que l’humanité des participants au forum lui redonnait le sourire. Cela veut dire que chacun de nous peut aider à la réparation.