De l’Algérie coloniale et la Pologne aux camps de réfugiés syriens, l’histoire de France de la famille L.
De l’Algérie coloniale et la Pologne aux camps de réfugiés syriens, l’histoire de France de la famille L.
Par Allan Kaval
Un jour de l’été 2015, Raphaël L. et sa famille ont rejoint le « califat » du groupe Etat islamique. A Paris, ses parents, anciens militants de gauche aux origines multiples, se battent pour le retour de leurs petits-enfants et s’interrogent sur le parcours de leur fils.
Monsieur et Madame L. aiment les livres. Sur les rayonnages de leur salon, ils les rangent par auteurs et par ordre alphabétique : Auster, Cioran, Echenoz… Aux murs est accrochée une collection de gravures et d’aquarelles, quelques souvenirs de voyages. Dans un coin, des dizaines de numéros des Cahiers du cinéma. Monsieur et Madame L., 66 et 64 ans, sont des éducateurs à la retraite. Sur une étagère, posés devant une rangée d’ouvrages, des clichés au format 10 x 15. Monsieur L. quitte son canapé et les fait défiler entre ses mains pâles. On y aperçoit un bébé malingre, une femme fatiguée, des gamins qui font des acrobaties ou des coloriages sous une tente…
Monsieur L. esquisse un sourire sous ses fines lunettes : « Voilà comment nous continuons à être une famille. » Les photos ont été prises dans un camp syrien tenu par les forces kurdes, sur un bout de steppe perdue aux confins de l’Irak et de la Turquie. Monsieur et Madame L. les ont reçues par messagerie cryptée et les ont fait imprimer dans un supermarché de leur quartier, aux lisières de Paris.
Les doigts soigneux de Monsieur L. s’arrêtent sur un dessin d’enfant. On y voit la Terre, bleue, au milieu du vide intersidéral : « C’est de l’aîné. Je lui avais demandé un dessin du camp. C’était trop dur. » Madame L. ajoutera : « Depuis qu’ils sont partis, on n’est plus tout à fait dans la vraie vie. »
Monsieur L. montre un dessin fait en Syrie par son petit-fils Junaïd, qu'il a imprimé après l’avoir téléchargé de son téléphone. / AGNES DHERBEYS / MYOP POUR « LE MONDE »
Né sous une tente
Les quatre petits-enfants de Monsieur et Madame L. attendent depuis plusieurs mois l’annonce incertaine de leur rapatriement. Au printemps 2018, leurs parents, un couple de djihadistes français, ont été arrêtés par les forces kurdes tandis qu’ils fuyaient en famille les rangs de l’organisation Etat islamique (EI), rejoint trois ans plus tôt avec l’enthousiasme des pionniers. Junaïd, Omar, Hassan et Ahmed (tous les prénoms ont été modifiés), âgés de 9 ans à cinq mois, et leur mère, Leila, ont été placés dans le camp de Roj. Des dizaines d’autres mineurs français, souvent âgés de moins de 6 ans, y sont bloqués avec leurs mères dans un monde clos fait de rumeurs, de querelles de voisinage et de trafics, et où continue d’infuser la pensée djihadiste.
Le père des quatre garçons, Raphaël, est le fils de Monsieur et Madame L. Figure djihadiste connue, il a été emprisonné par les forces kurdes en un lieu distinct. C’est là que l’a mené, avant ses 35 ans, un parcours de radicalisation commencé à l’adolescence dans cet appartement chargé de livres de l’est parisien. Alors que la guerre se termine sans lui dans le chaos de Baghouz, le dernier bastion de l’EI repris le 23 mars par les Forces démocratiques syriennes, ses enfants, dont deux ont vu le jour en France et les deux derniers en Syrie, sont toujours considérés comme indésirables par leur pays d’origine.
Le dernier, Ahmed, est né dans le camp, sous une tente. Sa mère a été assistée par une djihadiste indonésienne improvisée sage-femme. Ce jour-là – c’était à l’automne 2018 – des diplomates dépêchés par Paris étaient venus demander aux Françaises si elles étaient prêtes à ce que leurs enfants soient rapatriés sans elles. Toutes ont refusé, sauf une, qui a fini par se rétracter. « Depuis, pas de nouvelle des autorités. On a écrit au président. On a aussi cherché à contacter Cohn-Bendit et Kouchner. Sans succès », dit Madame L.
Souvenirs de guerre
Une partie de la bibliothèque très fournie de l'appartement de Monsieur et Madame L., retraités, à Paris. / AGNES DHERBEYS / MYOP POUR « LE MONDE »
Raphaël L., son épouse Leila, d’origine marocaine, et leurs deux premiers fils ont disparu un jour d’été. C’était en 2015. Le « califat » allait entrer dans sa deuxième année quand la petite famille parisienne a rejoint la Syrie. « Même quand ça bombardait, on a toujours pu parler aux petits, se souvient Monsieur L. Etrangement, tout ça m’a fait me sentir plus proche de l’aîné, Junaïd. Il vient d’avoir 9 ans et il passe son enfance en guerre, comme moi à son âge. »
Dans la mémoire de l’éducateur à la retraite, le fracas de la guerre où le petit Junaïd a été entraîné fait écho aux souvenirs d’une autre guerre, celle qui s’est abattue sur son enfance à lui, un conflit qui ne disait pas son nom : la guerre d’Algérie. Dans la mémoire de Madame L., la peur qu’ont pu ressentir ses petits-enfants sous les bombardements entre en résonance avec l’épouvante qu’elle imagine avoir été celle de son propre père, dont l’enfance a aussi été mangée par la guerre. C’était sous l’occupation allemande et il portait une étoile jaune à la poitrine.
Alors que leurs descendants s’enfonçaient dans le chaos syrien, Monsieur et Madame L. ont senti s’éveiller ce passé auquel ils avaient voulu tourner le dos et dont les quatre enfants du camp de Roj sont les héritiers. C’est une histoire de France que celle de la famille L., ressuscitée par l’actualité. Ses fils se nouent entre l’Andalousie et l’Algérie française, traversent la Pologne juive disparue et le Maroc colonisé pour se poursuivre dans les faubourgs de l’est parisien, avant de se perdre dans les ruines d’un Levant en feu.
A l’évocation du sort de ses petits enfants, dont il tient toujours les photos entre les mains, le regard de M. L. se perd du côté de Mostaganem, département d’Oran, où il est né en 1953. Comme la plupart des Européens de cette région, sa famille est d’origine espagnole. Il avait 5 ans quand Charles de Gaulle s’exclamait « Vive l’Algérie française ! » depuis le balcon de l’hôtel de ville de ce port de l’ouest algérien. Quatre ans plus tard, la guerre d’indépendance prenait fin. Il se souvient :
« Mon petit-fils en Syrie, sous les bombes, a fait revenir des images de mon enfance, quand j’avais son âge. Des cadavres allongés dans leur sang, ma mère qui me cache les yeux. Un jeune soldat français qui tremble de peur dans un quartier musulman d’Oran. Et aussi, dans un immeuble d’habitation, des Européens qui jettent par les fenêtres le frigo et les placards d’une famille musulmane qui venait d’être expulsée. Junaïd a certainement vu pire. »
« Etre Charlie »
Monsieur L. relit la transcription de ses discussions sur WhatsApp avec sa belle fille et ses petits-enfants dans son appartement. Il a tout imprimé car la police lui a pris son téléphone. / AGNES DHERBEYS / MYOP POUR « LE MONDE »
Quand Raphaël est parti à l’été 2015, ses parents ont poursuivi à distance la conversation entamée des années plus tôt sur son engagement. Elle durera peu de temps. Quelques mois plus tard, une fin d’après-midi de novembre, Madame L. buvait un verre sur une terrasse près de son lieu de travail. Le bar s’appelait La Belle équipe. Dix-neuf personnes y seront abattues dans la soirée par des hommes venus de Syrie, le pays où son fils a accompli ses ambitions djihadistes. « On lui a écrit le lendemain, raconte Madame L., que c’était infâme, ces gens innocents dans les rues baignant dans leur sang, on lui a demandé comment il pouvait bien justifier ça. » Raphaël ne répond pas directement. Plus tard, il envoie : « Tu devrais voir les hôpitaux ici. »
Le dialogue se rompt. Après les attentats du 13 novembre 2015, les échanges ne porteront plus que sur la situation des petits-enfants. « Nous ne retrouvons dans une position étrange, raconte Madame L. Le lendemain, à l’école où je travaillais, il y a eu une minute de silence. Nous sommes en empathie avec ce qui se passe à Paris. Mais aussi avec nos petits-enfants qui sont là-bas, là où on bombarde. »
L’aîné de la fratrie, Junaïd, a lui conservé quelques souvenirs de la France. Il avait sa chambre chez ses grands-parents, dans cet appartement des boulevards extérieurs, avant que ses parents ne l’entraînent avec son petit frère dans leur califat rêvé. « Ses parents nous le laissaient les fins de semaine et on l’emmenait au Muséum d’histoire naturelle, à la Cité des sciences de La Villette », se souvient Monsieur L.
L’enfant évolue alors entre le monde dogmatique de ses parents et l’ordinaire d’un héritier de la petite bourgeoisie intellectuelle. Tintin et Milou. Legos. Dessins animés. Comptines. Feutres et feuilles A4. Sa chambre vide est toujours prête aujourd’hui chez Monsieur et Madame L. Ses dessins sont encore punaisés aux murs. Récemment, il a demandé à ses grands-parents de lui envoyer des photos de ses billes et de ses jouets, qu’il peut ainsi retrouver sur l’écran du téléphone de sa mère, dans le camp de Roj.
L’héritage perdu de la gauche
Monsieur et Madame L. espèrent le retour rapide de leurs quatre petits-enfants. Ils ont préparé les deux chambres qui les accueilleront avec les livres que Junaïd, le plus agé, lisait lorsqu'il venait chez eux le weekend. Monsieur et Madame L. leurs envoient par téléphone des photos des livres « Monsieur Madame ». / AGNES DHERBEYS / MYOP POUR « LE MONDE »
En janvier 2015, Raphaël n’était pas encore parti en Syrie avec femme et enfants quand Monsieur et Madame L. achètent le premier numéro de Charlie Hebdo sorti après le massacre d’une partie de sa rédaction. Ils le mettent en évidence dans le salon. Raphaël, de passage, proteste. On en reste là. Cela fait alors plus de dix ans qu’ils mènent avec lui une conversation constante pour tenter de contenir sa radicalisation. « Les gens de notre génération croient au débat. On a répondu avec les moyens qu’on connaissait », soupire Monsieur L.
Charlie Hebdo et les vertus du dialogue contre la rectitude militante de l’islam radical. Ce face à face ne donnera rien. Monsieur et Madame L. sont d’une génération qui a voulu se débarrasser des héritages pesants pour croire en un avenir meilleur. Peu leur importaient leurs origines pieds-noirs espagnoles, juives et polonaises. Leur carte d’identité était française et leurs convictions, de gauche. C’est un legs dont Raphaël ne se satisfera pas.
Monsieur L. remonte le temps. Il se souvient de son propre père, le grand-père de Raphaël. Favorable à une Algérie algérienne, il avait pu rester dans le pays avec sa famille après l’indépendance. Monsieur L. ne découvrira la France que des années plus tard, quelques mois avant mai 1968 : « J’avais 15 ans, l’année d’avant j’avais vu arriver Ben Bella et Tito en visite officielle à Mostaganem, et j’étais anarchiste. » Lorsqu’il rencontre sa future épouse, il est passé trotskiste. Elle fait partie des Jeunesses communistes. « Ma future femme rentrait d’un voyage en Allemagne de l’est. On était ennemis ! », se souvient-il dans un rire nostalgique où elle le rejoint.
Retour en Algérie
Monsieur et Madame L. chez eux. / AGNES DHERBEYS / MYOP POUR « LE MONDE »
Entrés dans l’âge adulte au début des années 1970, les deux jeunes militants tournent leurs regards vers la gauche latino-américaine. Ils voyagent au Chili pour voir de près la dictature, traversent le Nicaragua entre deux coups d’Etat puis fêtent au Mexique la victoire de Mitterrand en 1981. Raphaël naît cinq ans plus tard. Les illusions de Monsieur et Madame L. ne sont déjà plus de saison.
« En grandissant, Raphaël a commencé à nous reprocher de ne pas lui avoir donné de religion, se souvient Madame L. Il est devenu copain avec des bandes qui traînaient en bas. La plupart étaient enfants d’immigrés. Et lui aussi il voulait avoir une identité. Son père est né en Algérie mais il ne pouvait pas vraiment se dire algérien, et pas espagnol non plus. »
Traces de ses racines perdues au milieu de la Méditerrannée, Raphaël se choisira après sa conversion à l’islam radical un nom de guerre : « Al-Andalousi », l’Andalou en arabe, référence à l’âge d’or de l’Espagne islamique qui l’a toujours fait rêver et qu’il a cru retrouver entre le Tigre et l’Euphrate.
Propagande terroriste
Une photo prise à Oran du grand-père de Monsieur L., habillé en zouave. / AGNES DHERBEYS / MYOP POUR « LE MONDE »
« A l’époque, il disait qu’il allait donner une nouvelle religion à la famille, comme son grand-père avant lui », se souvient Monsieur L., dont le père catholique s’était converti au protestantisme à Oran, au contact d’un républicain espagnol. C’était en rentrant de sa guerre à lui : il avait participé à la libération de la métropole dans les Forces françaises libres sous les ordres d’un sous-officier du nom de Jacques Vergès, qui n’était pas encore « l’avocat de la terreur ».
Après la conversion de Raphaël, que ses parents attribuent à « une mauvaise rencontre », Monsieur L. garnit sa bibliothèque de livres sur l’islam pour entretenir le débat : « Avec le recul, on a réalisé que ça n’a fait qu’affûter ses arguments. » Le père emmène alors son fils en Algérie : « Je voulais qu’il puisse voir que les pays musulmans n’étaient pas forcément le paradis non plus, mais il est rentré convaincu que l’Algérie allait mal parce qu’elle s’était détournée du vrai islam. » Son islam.
Cet islam-là, Raphaël ira le chercher en Egypte, dans un centre d’étude religieux salafiste qui verra défiler plusieurs grands noms du djihadisme francophone à la fin des années 2000. Les frères Clain, voix françaises de l’Etat islamique, y ont fait leurs classes. A son retour en France, il est placé en garde à vue, en 2010, pour son implication dans un site Internet de référence de la mouvance djihadiste, Ansar Al-Haqq. Six jours à l’ombre. C’est à cette période qu’il épouse Leila et poursuit son chemin dans l’islam radical, qui lui vaudra d’être condamné en absence après son départ en Syrie à cinq ans de prison ferme.
Mémoire de la Shoah
Monsieur et Madame L. ont préparé les deux chambres qui pourraient accueillir leurs petits enfants. Ils ont gardé les affaires de Junaïd, le plus âgé : "Il adore les dinosaures", confie sa grand-mère. / AGNES DHERBEYS / MYOP POUR « LE MONDE »
D’après Madame L., Raphaël était pourtant rentré d’Egypte secoué par l’antisémitisme enragé de ses condisciples. Elle s’est laissé espérer que ses racines familiales, qui l’avaient un temps incité à se convertir au judaïsme orthodoxe avant la tentation de l’islam, allaient pouvoir le retenir dans leur monde : « J’ai demandé à mon père de l’emmener au Mémorial de la Shoah pour lui montrer le nom de ma tante morte en déportation. Je voulais qu’il se souvienne qu’il avait cette histoire-là en lui. »
Né à Paris, le vieux monsieur qui accompagnera Raphaël au Mémorial de la Shoah, situé dans le Marais, est le fils d’un juif polonais arrivé en France en 1925. Caché lors d’une rafle de la police française, il a survécu à l’occupation allemande mais sa sœur aînée, dénoncée début 1942 à Paris alors qu’elle tentait de rejoindre la zone libre, avait été emmenée à Drancy. Poussée dans un train, elle ne reviendra jamais.
Raphaël connaissait cette histoire. Adolescent, il avait copié le texte de la carte envoyée par cette jeune femme de 21 ans avant de s’évanouir à l’est dans la nuit du génocide. « La carte était écrite au crayon à papier et ça commençait à s’effacer. Il voulait conserver ses derniers mots pour la mémoire de la famille », se souvient Madame L.
Un an après la visite du mémorial, où le patronyme de ses ancêtres est gravé dans la pierre, Raphaël, son épouse Leila et leurs enfants étaient déjà en route vers la frontière turco-syrienne. Ils ne verront pas la fin de cette guerre. La suite de leur histoire s’écrit sur des écrans de téléphones.
Pour les deux plus grands enfants, la France est en passe de devenir un souvenir lointain, pour les plus jeunes, un mirage. Madame et Monsieur L., qui ont préparé deux chambres à leur intention, les attendent, ils ignorent encore pour combien de temps, et répètent : « Il est hors de question qu’on les laisse là-bas, on fera tout ce qui est possible. Ce pays ne veut pas d’eux mais pourtant, vous savez, leur histoire, elle n’est pas syrienne, elle est française. Si on a peur d’eux, c’est qu’on a peur de nous-même, et cette guerre alors, on l’a déjà perdue. »