Afrique du Sud : 50 ans après, des pendus de l’apartheid reposent enfin en paix
Afrique du Sud : 50 ans après, des pendus de l’apartheid reposent enfin en paix
Le Monde.fr avec AFP
Cent trente dépouilles de militants noirs enterrées à la va-vite et anonymement sont en train d’être exhumées pour être réenterrées dignement.
Au cimetière de Mamelodi, dans la banlieue de Pretoria, les restes de corps de militants noirs exécutés sous le régime de l’apartheid ont été exhumés pour être réenterrés. Ici, en août 2018. / PHILL MAGAKOE / AFP
Pulane Koboekae, 66 ans, regarde fixement les sept cordes de pendus placées au-dessus de la trappe de la prison centrale de Pretoria : son frère Richard Motsoahae, 23 ans, a été exécuté à cet endroit précis en 1964, victime du régime sud-africain de l’apartheid. Quelques instants plus tard, elle sort un mouchoir blanc et essuie dignement et silencieusement ses larmes. « Ça a rouvert de vieilles blessures. Il y a beaucoup d’émotion. Je me sens malade, mais en même temps il y a un soulagement, raconte cette infirmière retraitée, les lèvres tremblantes. Nous attendons ce processus depuis longtemps. »
Son frère, militant du Congrès panafricain (PAC, fondé par Robert Sobukwe, parti plus radical que le Congrès national africain de Nelson Mandela), a été condamné à mort avec trois autres complices pour le meurtre d’un policier en 1963. Il fait partie des cent trente prisonniers politiques exécutés par le régime de l’apartheid et enterrés à la va-vite et anonymement dans des cimetières ou des fosses communes. Pulane Koboekae se souvient « comme si c’était hier » de la journée où son frère a été exécuté. « J’avais 13 ans. Je n’avais pas le droit de lui rendre visite à la prison. Le jour de l’exécution, on m’a envoyée à l’école et, quand je suis revenue, j’étais toute seule », précise-t-elle.
« 1 749 Noirs et 57 Blancs »
Suivant une recommandation de la Commission vérité et réconciliation (TRC), chargée d’enquêter sur les crimes politiques du régime raciste blanc, le Programme d’exhumation des pendus permet de localiser les dépouilles, de les exhumer et de les restituer aux familles. Les corps d’une cinquantaine de condamnés ont déjà été exhumés et réenterrés. Le programme inclut aussi une visite de la prison et du gibet. Ce jour-là, les familles de sept condamnés suivent la visite guidée proposée par le gardien Abram Rahlogo. « 2 332 prisonniers [de droit commun et politiques] ont été pendus ici entre 1959 et 1984 », explique-t-il, dont « 1 749 Noirs et 57 Blancs ». Il raconte en détail la mécanique rodée qui menait le condamné, menotté dans le dos, de sa cellule à la potence en passant par la chapelle…
Lazarus Molatlhegi, 59 ans, se fait photographier en train de toucher les cordes. « Je sais que ce ne sont pas les mêmes, mais c’est une corde, comme celle qui a tué mon frère, dit-il. J’avais à peine 5 ans à l’époque. » Son frère Thomas, 31 ans, était l’un des quatre hommes reconnus coupables, avec Richard Motsoahae, du meurtre du policier. Une fois la visite terminée, les familles se rendent au cimetière de Mamelodi, dans la banlieue de Pretoria, où étaient alors enterrés les condamnés noirs. Elles ont suivi au préalable une préparation psychologique.
Les tombes de sept hommes ont été rouvertes. Pulane Koboekae doit se pencher pour apercevoir des os au fond du trou. « C’est une sensation bizarre. Je ne pensais pas un jour voir le squelette de mon frère. C’est un peu irréel. D’habitude, on voit ce genre de choses à la télévision », explique-t-elle. La dépouille est en mauvais état. Seuls les os des jambes semblent encore intacts.
« Nous expliquons aux familles le processus de décomposition. Certains sont inquiets en voyant des os brisés. Certains ont peur que leur proche ait été torturé avant. Ce n’est pas le cas ici », explique un membre de l’équipe médico-légale. « Ça les rassure d’avoir des explications. Ça fait aussi partie de leur travail de deuil », ajoute l’homme, qui refuse de décliner son identité.
« Ils combattaient pour la libération »
Pour Peggy Seloro, sœur de Petrus Ntshole, exécuté à l’âge de 22 ans et qui occupe la sépulture voisine de celle de Richard Motsoahae, c’est trop d’émotion. Agée de 77 ans, la vieille dame a du mal à respirer et se trouve au bord de l’évanouissement. Aidée par ses proches, elle met de longues minutes à retrouver ses esprits. Après s’être recueillie, Mme Koboekae quitte stoïquement les lieux. Elle devra patienter encore quelques semaines avant de pouvoir récupérer le corps de son frère.
A la sortie du cimetière, elle passe devant un petit monument pyramidal sur lequel est inscrit le nom de son frère. « Je suis fier de ce qu’il a fait. Si nous sommes là, c’est à cause de ça. Ils combattaient pour la libération. J’ai connu moi aussi le harcèlement policier, poursuit-elle. Un jour, je rentrais de l’école, j’ai vu des voitures, je savais que c’était la police. Dans la première voiture, il y avait ma mère, dans la troisième une vieille dame, ma grand-mère, dans une autre mon oncle. Quand je suis arrivée à la maison, elle était saccagée. J’avais 13 ans. »
Mme Koboekae espère désormais offrir un enterrement digne à son frère exécuté il y a plus d’un demi-siècle : « Pour nous, c’est important qu’il soit enterré avec sa famille. Je n’ai pas assisté à son premier enterrement, mais je pourrai assister à son deuxième. Ça va permettre de faire le deuil, de clore un chapitre. » A condition d’être patient : six mois après la visite de la prison et du cimetière de Mamelodi, elle vient à peine de récupérer, ce mois de mars, la dépouille de son frère. « Nous pensons qu’enterrer leurs proches dans la dignité permettra de tourner la page et d’apaiser les blessures de l’apartheid », a dit le ministre de la justice Michael Masutha, à l’issue d’une brève cérémonie. Enfin.
Scènes de la vie quotidienne dans les townships sous l’apartheid