Le bilan du grand débat en six questions
Le bilan du grand débat en six questions
Par Les Décodeurs
Le gouvernement présente la synthèse de la vaste consultation citoyenne organisée après la crise des « gilets jaunes ».
Cent quarante-deux jours après le début du mouvement des gilets jaunes, le gouvernement espère ouvrir un nouveau chapitre du quinquennat et convaincre les Français qu’ils ont été entendus. Le premier ministre Edouard Philippe a tiré, lundi 8 avril, un premier bilan du « grand débat national » organisé depuis le début de l’année. Avec un enjeu de taille : donner une cohérence au foisonnement de propositions issues de cette consultation citoyenne inédite.
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1. Qu’est-ce que le grand débat national ?
C’est la réponse apportée par Emmanuel Macron au mouvement des « gilets jaunes ». Englué dans cette contestation sans précédent, incapable de faire cesser la mobilisation malgré ses concessions sur le pouvoir d’achat, le chef de l’Etat a annoncé en décembre 2018 qu’il allait se tourner vers les Français pour recueillir leurs doléances.
Le « grand débat national » s’est officiellement tenu du 15 janvier au 15 mars. Pilotée par les ministres Emmanuelle Wargon et Sébastien Lecornu et surveillée par cinq « garants », cette consultation a pris diverses formes : réunions publiques locales organisées à l’initiative des citoyens ou des élus, cahiers de doléances en mairie, contributions en ligne sur un site dédié ou encore conférences avec des citoyens tirés au sort.
Ses détracteurs ont toutefois dénoncé un verrouillage du débat. Dans sa « lettre aux Français » publiée pour poser les bases de la consultation, Emmanuel Macron a choisi en effet quatre grands thèmes : la transition écologique, la fiscalité, organisation de l’Etat et les services publics, la démocratie et la citoyenneté. Rien n’empêche toutefois les Français d’aborder d’autres sujets.
Le gouvernement a ensuite fait remonter l’ensemble des contributions avant de les confier à divers prestataires pour les analyser et les restituer au public, le 8 avril.
2. Combien a-t-il coûté ?
L’organisation du grand débat a coûté environ 12 millions d’euros à l’Etat. Par comparaison, une élection présidentielle coûte environ 250 millions d’euros.
3. Combien de Français ont participé ?
Le gouvernement revendique 1,5 million de participants au grand débat sous ses différentes formes :
500 000 contributeurs différents sur la plate-forme en ligne ;
500 000 participants dans les quelque 10 000 réunions locales et conférences citoyennes ;
- 500 000 contributions par le biais des cahiers de doléances ouverts par les communes et des courriers (papiers et électroniques) envoyés directement par les citoyens à la mission du grand débat.
Si ces chiffres sont impossibles à vérifier précisément pour l’heure, une manipulation à grande échelle semble improbable. Le gouvernement a en effet travaillé avec plusieurs prestataires privés pour analyser les données, et a mis à disposition du public une bonne partie du matériau brut pour qu’il soit analysé indépendamment (la base complète des contributions déposées en ligne par les citoyens est publique, les cahiers citoyens sont accessibles aux archives départementales et des versions anonymisées des contributions libres devraient être prochainement publiées par les prestataires).
4. Comment ont été analysées les contributions ?
La principale limite à l’exercice du grand débat réside dans le tri, l’analyse et la restitution des idées et doléances qui ont émergé de la consultation en ligne, des cahiers de doléances physiques et lors des 10 000 réunions organisées au niveau local.
Le gouvernement a fait a fait appel à divers prestataires pour parvenir à la synthèse présentée lundi 8 avril, sur laquelle il a basé ses décisions :
l’institut de sondages Opinion Way a été chargé de traiter les contributions en ligne. Il a lui-même fait appel à une société d’intelligence artificielle, Qwam, spécialisée dans la veille sur le Web et l’analyse sémantique ;
les agences Roland Berger, Bluenove et Cognito ont, pour leur part, été chargées de synthétiser les cahiers de doléances et les comptes rendus des réunions publiques ;
Le cabinet Missions publiques et la fondation Res Publica, ont, eux, analysé les contributions émises lors des 21 « conférences citoyennes ».
5. Quelle est la fiabilité de ces analyses ?
Selon une analyste d’un institut de sondage concurrent à Opinion Way que Le Monde avait interrogé alors que le grand débat battait son plein, « la méthode choisie n’est pas la bonne. Ils vont utiliser ce qu’on appelle un dictionnaire que l’on a préalablement nourri de termes à rechercher. Le problème avec cette méthode, c’est qu’on n’est jamais sûr de ne pas passer à côté de l’essentiel. »
En clair, on ne trouvera dans ce gigantesque corpus que ce qu’on y aura cherché, et la méthode choisie ne permettra pas de détecter l’émergence d’un thème inattendu. « Le seul avantage est qu’ils pourront effectivement respecter les délais, poursuit l’analyste. Mais ça doit être frustrant et stressant de traiter ces données de cette manière car ils ne pourront pas aller au bout des choses. »
Dans une tribune publiée dans Le Monde, plusieurs chercheuses en science de l’information avaient mis en garde contre les limites du traitement informatique :
« La machine, c’est sa fonction, sort toujours des résultats, quelle que soit leur qualité. Mais ces résultats doivent être questionnés, et les spécialistes de lexicométrie insistent sur « le retour au texte », seul garant de l’interprétation. C’est le garde-fou méthodologique qui permet à l’ordinateur de rester un outil. »
6. Que va en faire le gouvernement ?
Emmanuel Macron et le gouvernement se sont bien gardés de se lier les mains avec les résultats du grand débat, en rappelant régulièrement qu’il ne s’agissait que d’un échantillon qualitatif de l’opinion publique, et non d’une série de votes. Ainsi, le fait que 52 % des participants jugent qu’il faut « instaurer des contreparties aux allocations de solidarité » ne signifie pas qu’une telle mesure sera mise en place.
Le président s’est seulement engagé à répondre sans « reniement » ni « entêtement » aux souhaits exprimés par les Français, et devrait égréner diverses propositions d’ici l’été. Le président a d’ores et déjà exclu de restaurer l’impôt de solidarité sur la fortune, bien que la mesure soit très populaire sur les ronds-points (10 % des personnes l’ont citée spontanément dans leurs contributions en ligne au grand débat).
Quels sont les thèmes et les idées qui ont émergé du grand débat ?
Difficile d’avoir une vision d’ensemble en raison des différentes formes prises par ce débat : les réponses à la plate-forme en ligne, en particulier les questions fermées qui étaient les plus « guidées », sont les plus faciles à restituer.
Sur la démocratie et la citoyenneté :
La réduction du nombre de parlementaires est l’option la plus populaire (86 %) davantage que pour les autres élus (57 %).
Autre revendication forte : un plus grand recours à la proportionnelle (74 %) et une prise en compte du vote blanc (69 %). Le vote obligatoire recueille 57 % d’assentiment.
Plus surprenant, 55 % des participants souhaiteraient associer des citoyens à la décision publique par le biais d’un tirage au sort.
Le référendum au niveau local est plébiscité (80 %), alors qu’il divise à l’échelon national (53 % pour, 41 % contre). Le référendum d’initiative citoyenne (RIC), grande revendication des « gilets jaunes », n’avait pas été présenté parmi les propositions, mais a été suggéré dans 6,7 % des contributions libres. Ce qui s’en rapproche le plus, le référendum d’initiative partagée, obtient 42 % d’assentiment.
Aux questions plus générales, les réponses restent convenues : les citoyens interrogés misent sur l’école pour garantir les valeurs de la République (30,9 %), les comportements civiques, la tolérance et la solidarité, et sur la loi de 1905 pour faire respecter la laïcité. Une courte majorité demande des contreparties aux allocations (52 %), comme des travaux d’intérêt général ou du bénévolat.
Sur l’immigration, le plus étonnant n’est pas la divergence des suggestions (améliorer l’accueil ou le durcir, instaurer des quotas…) mais le nombre élevé de non-réponses : 61,4 % pour une des questions, 77,8 % pour une autre.
Sur la transition écologique :
L’urgence d’agir face au réchauffement climatique fait consensus au sein des différentes consultations, avec un appel commun à développer davantage les transports en commun et les énergies renouvelables. Ainsi :
62 % répondent que leur vie quotidienne a été touchée par le changement climatique ;
86 % des contributeurs estiment que chacun, à titre individuel, peut contribuer à protéger l’environnement ;
pour remédier aux problèmes environnementaux, dans les contributions spontanées, ce sont les solutions liées aux transports qui sont majoritairement avancées (43 %), la réduction des pesticides (26 %), le soutien financier et fiscal de la transition écologique (22 %).
Au sein des contributions régionales, les propositions avancées montrent que « l’action n’est pas à la hauteur des enjeux » et que « l’action publique n’est pas toujours perçue comme cohérente, ni suffisamment forte face aux lobbys ».
Au sein des régions, les Français veulent principalement :
renouveler la gouvernance pour réussir la transition écologique ;
une alimentation durable de proximité ;
informer pour inciter et contraindre par la fiscalité ;
réduire et valoriser les déchets comme ressource ;
une mobilité durable alternative à la voiture solo.
Dans les contributions libres (réunions locales, cahiers citoyens, courriers…), la première préoccupation : le réchauffement climatique (19 %), les transports (17 %) et l’énergie et sources renouvelables (11 %), élargissement de l’assiette de la fiscalité écologique (10 %). Parmi les propositions, les contributeurs appellent à développer la voiture électrique, à taxer les gros pollueurs, interdire les pesticides, etc.
Sur la fiscalité et les dépenses publiques
Les personnes interrogées demandent des comptes : 48 % veulent plus de transparence sur l’usage des impôts.
34,7 % souhaitent que l’impôt soit payé par tous. Une proposition plus populaire que la suppression des niches fiscales (cité spontanément par 11,8% des répondants) le rétablissement de l’ISF (10,3 %), ou la baisse de la CSG -9,3 %), revendications forte des « gilets jaunes ».
Sur les impôts à baisser en priorité, la TVA émerge en premier (28,8 %), suivi des impôts sur le revenu (18,8 %) mais les suggestions s’accumulent. Moins de 3 % sont contre les baisses d’impôts.
Pour réduire les dépenses, « revoir l’attribution des aides sociales » séduit davantage (52 %) que l’augmentation du temps de travail (24 %) ou le recul de l’âge de la retraite (22 %).
Les répondants seraient prêts à payer plus d’impôts pour améliorer la santé (16,1 %) et l’éducation (14,8 %), davantage que pour l’environnement ou la justice… et sont prêts à réduire les dépenses de défense (28 %) ou de la politique du logement (22 %).
La fiscalité écologique, point de départ de la révolte des « gilets jaunes », reste un point de crispation : 58 % des répondants refusent les impôts incitant à changer de comportement (comme pour le tabac ou l’alcool).
Sur l’organisation de l’Etat et les services publics
Le renforcement de l’aspect humain dans les administrations, la réduction du millefeuille administratif, l’amélioration de l’accès aux services de santé figurent en tête des revendications.
Quatre-vingt-six pour cent des répondants en ligne pensent qu’il y a trop d’échelons administratifs en France, 68 % des contributeurs disent que la « commune » est la collectivité territoriale auxquels ils sont le plus attachés. Les Français appellent au :
- renforcement de l’accès aux hôpitaux, médecins, soins (30 %) ;
- l’accessibilité des services publics de façon générale impôts, Sécurité sociale (18 %) ;
- renforcement des infrastructures : transports, réseau SNCF, accès Internet (18 %) ;
- renforcement des services de l’Etat, la poste, l’éducation nationale, la police (16 %).
Les contributeurs en région estiment que « l’organisation de l’Etat est trop complexe, rigide et cloisonnée », que les « élus sont perçus comme déconnectés des Français et sont privilégiés », que « l’ascenseur social par l’éducation est en panne ». Les contributeurs souhaitent avant tout :
- redonner du sens au service public (moins de hauts fonctionnaires, rendre public les missions, mise en place d’une charte d’Etat…) ;
- faire évoluer les lois et les services publics avec les citoyens (charte d’éthique des élus sur Internet, mettre une proportion de citoyens tirés au sort à tous les niveaux) ;
- favoriser la proximité et le contact humain (simplifier les services publics, plan d’action pour lutter contre désertification des territoires, plan de sauvegarde de la ruralité…) ;
- améliorer un service de santé dans les territoires en manque (contraindre l’installation des médecins, l’accès au soin renforcé…) ;
- réduire le millefeuille administratif (suppression des régions ; poursuite de la décentralisation…).
Enfin, quelques thèmes émergent des contributions libres, qui dénoncent le fait que l’Etat et l’administration soient éloignés des citoyens, et tout est complexifié. Les contributeurs :
- demandent le rapprochement de l’administration et des fonctionnaires de la réalité des territoires (49 %) ;
- évoquent leur défiance à l’égard de la haute fonction publique (17 %) ;
- rejettent la limitation de vitesse à 80 km/h (15 %).