Brésil : « L’armée est la grande gagnante » de la présidence Bolsonaro
Brésil : « L’armée est la grande gagnante » de la présidence Bolsonaro
Claire Gatinois, correspondante du « Monde » au Brésil, a répondu aux questions des internautes, mercredi, lors d’un tchat sur les cent jours de Jair Bolsonaro à la tête du pays.
Jair Bolsonaro, à Brasilia, le 9 avril. / ADRIANO MACHADO / REUTERS
Trois mois après son investiture, le président du Brésil, Jair Bolsonaro, se distingue davantage par son usage frénétique des réseaux sociaux, sur des sujets frivoles, que par ses résultats sur le chômage, la corruption ou la récession historique qui ravagent le Brésil. La cote de popularité du président est ainsi descendue à 34 % d’opinions positives, contre 49 % en janvier.
Parmi les actions du gouvernement figure notamment un décret, désapprouvé par la plupart des Brésiliens, pour déréguler le port d’armes et geler la démarcation des terres indigènes. La lutte contre le crime organisé, l’analphabétisme ou la réforme des retraites, que le chef de l’Etat avait définies comme des priorités, connaissent quant à elles peu d’évolution.
Lors d’un tchat, mercredi 10 avril, Claire Gatinois, correspondante du Monde au Brésil, a répondu à vos questions.
Marc : Comme l’écrit la presse brésilienne, le gouvernement de Bolsonaro est en train de s’enliser. Quelles sont les possibilités pour un « impeachment » ?
Il est encore tôt pour parler d’impeachment, même si la question a été abordée lors de l’affaire du Tweet de la « golden shower » au motif qu’il s’agissait d’un irrespect de la fonction présidentielle. Au Brésil, un impeachment peut être déclenché pour des motifs divers qui peuvent parfois faire office de prétexte. Un impeachment est fondamentalement entre les mains du Congrès. On l’a vu lors de l’impeachment de Dilma Rousseff en 2016. Pour Jair Bolsonaro, la question n’est pas évoquée.
Bertrand : N’est-t-il pas précipité de parler de maigre bilan après seulement cent jours ?
A vrai dire, cette étape des cent jours avait été fixée par le président lui-même lors de son entrée en fonction. Jair Bolsonaro prévoyait une cérémonie et une liste de tâches à accomplir, qu’il n’a, de toute évidence, qu’en maigre partie exécutée. Ce qui ne veut pas dire que lui et ses ministres n’aient rien fait, comme le signale le quotidien Globo. Mais l’action de ses ministres les plus discrets, agriculture, infrastructure… a été masquée par les polémiques liées à des sujets frivoles et idéologiques.
Sur la réforme des retraites, qui est une mesure hautement impopulaire, le temps presse. On reproche aussi à Jair Bolsonaro de n’avoir pas su gérer les priorités. Avec le cas de Sergio Moro, par exemple, dont les mesures visant à lutter contre la corruption et le crime organisé sont encore en attente d’examen par le Congrès.
Polo : Le fait d’avouer vouloir rendre hommage à l’ancienne dictature militaire brésilienne n’a-t-il pas fait « peur » aux Brésiliens de voir la résurgence d’une dictature ?
Malheureusement, cette initiative de la part de Jair Bolsonaro n’est pas très étonnante. Lorsqu’il était parlementaire, Jair Bolsonaro a, à maintes reprises, fait l’éloge de la dictature (qu’il considère comme un régime démocratique) et même de la torture accomplie, selon lui, au nom de la lutte contre un « terrorisme » communiste.
Après avoir parlé de commémoration du coup d’Etat de 1964, Jair Bolsonaro a dû affronter une vague d’indignation. Il est revenu sur son propos.
Et je ne pense pas que le Brésil redoute une nouvelle dictature à ce stade. Bien que les militaires soient présents en force au sein du gouvernement, ils jouent plutôt les modérateurs.
Il n’empêche que le climat est effectivement tendu car beaucoup au Brésil estiment que la dictature militaire n’était pas une période si terrifiante. Et Jair Bolsonaro les encourage à le penser.
Nuka75 : Le programme de Bolsonaro se démarquait par son homophobie assumée. Le président a-t-il traduit cette hostilité en actes politiques depuis son investiture ?
Le discours de Jair Bolsonaro a toujours été émaillé de propos homophobes et intolérants. A ce stade, rien n’a été fait pour incarner cette homophobie mais, dans l’éducation notamment, les programmes visant à lutter contre l’homophobie sont à la peine. Mais le président ne peut aller trop loin au risque d’être barré par la Cour suprême, gardienne de la Constitution.
Des membres de la tribu Guarani manifestent pour un meilleur accès aux soins, devant l’hôtel de ville de Sao Paulo, le 28 mars. / AMANDA PEROBELLI / REUTERS
Ts : Quelle a été concrètement l’action de Bolsonaro sur les terres indigènes jusqu’à présent ?
L’une des premières mesures de Jair Bolsonaro a été de déplacer la Funai (la Fondation nationale de l’Indien, qui a pour but de protéger la vie, les terres et les droits fondamentaux des peuples autochtones) du ministère de la justice à celui des droits de l’homme (détenus par l’évangélique Damares Alves). Jair Bolsonaro a clairement fait entendre qu’il comptait stopper les démarcations de territoires indigènes, mais il peut difficilement l’écrire étant donné que cela fait partie des exigences de la Constitution de 1988.
Le problème est que, sans agir, par son seul discours, Jair Bolsonaro offre un blanc-seing aux trafiquants de bois et aux garimpeiros, les chercheurs d’or clandestins, qui se sentent soutenus au sommet de l’Etat.
Grunt : L’armée a-t-elle vu son influence grimper depuis l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro ?
Oui, l’armée est la grande « gagnante » à ce stade. Les militaires sont extrêmement nombreux (huit sont ministres) et se démarquent, pour le moment, au sein du gouvernement. Quand les ministres dits « idéologues » de Jair Bolsonaro, comme la pasteure évangélique Damares Alves ou le ministre des affaires étrangères, Ernesto Araujo, multiplient les polémiques, les militaires donnent le sentiment d’être responsables et respectueux des institutions.
Juan : Que pense la rue brésilienne aujourd’hui de sa classe politique, après l’envoi en prison de Lula pour corruption, l’arrestation de Temer pour corruption, et maintenant les soupçons de corruption autour de Bolsonaro ?
La dernière enquête Datafolha laisse penser que les Brésiliens, qui avaient eu un regain d’optimisme avec l’arrivée de Jair Bolsonaro au pouvoir, perdent à nouveau espoir : 40 % pensent que la corruption va encore augmenter. En décembre, ils étaient 19 % à le penser (et 58 % à imaginer que la corruption allait baisser).
Twitter Superpowers : Donald Trump avait été le premier à féliciter Jair Bolsonaro après son élection. Outre une visite d’Etat, y a-t-il eu des rapprochements concrets ?
Pendant la visite d’Etat, Donald Trump a formulé des promesses que peu imaginent concrétisables (sur l’OTAN notamment). Il semble que Jair Bolsonaro, qui nourrit une admiration sans borne pour le chef d’Etat américain, ait fait beaucoup plus pour les Etats-Unis (suppression des visas, base militaire) que l’inverse.
Pedro : On a l’impression que le président n’est pas capable de maintenir un équilibre entre les forces qui l’ont conduit au pouvoir. Est-ce qu’il y a un risque d’alliance entre les évangéliques et les militaires pour le renverser et mettre au pouvoir son inquiétant vice-président ?
Une alliance entre militaires et évangéliques semble peu probable. Il se dit que les militaires apprécient peu la « bancada da biblia » (le lobby évangélique au Congrès), qui en réalité ne représente pas véritablement les évangéliques mais les intérêts de certaines Eglises. Les militaires les trouveraient vénaux.
Pour l’heure, chaque bourde, chaque polémique de Jair Bolsonaro semble renforcer les militaires, qui semblent les plus responsables. Même Jair Bolsonaro (capitaine de l’armée) nourrit une déférence vis-à-vis des généraux au sein de son gouvernement.
Ronan B. Guimarães : Quelles sont les affaires qui suivent Bolsonaro (et sa famille) dans les médias et dans l’opinion ?
La première affaire qui a embarrassé Jair Bolsonaro est celle liée aux mouvements financiers suspects impliquant l’ancien assistant et chauffeur de son fils, Flavio. Une enquête est en cours. Une autre est liée à l’utilisation de possibles candidatures fictives de son parti, le Parti social-libéral (PSL), lors de l’élection de 2018, afin d’avoir recours à des fonds publics. Sont directement visés Gustavo Bebianno, l’ancien chef du PSL, qui était le secrétaire général à la présidence, et le ministre du tourisme, qui, à ce stade, est toujours en fonction.
Fred : La Bourse brésilienne n’a fait que monter depuis l’entrée de Bolsonaro au pouvoir. Comment expliquez-vous cette performance ?
L’indice de la Bourse de Sao Paulo a progressé essentiellement sur les espoirs d’une réforme des retraites qui soulagerait les finances publiques du pays. Il semble que cet optimisme soit aujourd’hui plus nuancé.
Olivier : Quelle est la vision de la diplomatie brésilienne vis-à-vis de l’Europe et de la France ?
La diplomatie est entre les mains du ministre Ernesto Araujo, qui aime parler de complot et de destruction des valeurs chrétiennes en Occident. Pour le moment, le ministre n’a pas clairement fait état d’une stratégie diplomatique claire vis-à-vis de l’Europe.
ApreslaPluie : Quelle marge de manœuvre possèdent les évangéliques et autres ultra-conservateurs pour imposer une réforme de l’enseignement ?
Le projet de l’« école sans parti », qui vise à imposer cet agenda ultraconservateur en mettant la famille au-dessus de tout, y compris de l’Etat, circule toujours au Congrès. Mais il semble peu probable qu’elle ait désormais une chance d’être approuvée. Elle ne fait pas partie des priorités et comporte différents éléments anticonstitutionnels.
Mais il est clair que le combat des ministres de l’éducation de Jair Bolsonaro semble davantage porté sur une guerre idéologique (le combat contre le prétendu « marxisme culturel ») que pour lutter contre l’analphabétisme.
CR : Le système électoral brésilien est basé en partie sur le vote proportionnel. Avec le fait que certains partis ne sont présents que localement, quelle est la majorité à disposition du président ?
Là est tout le problème de Jair Bolsonaro qui n’a pas, à ses côtés, une coalition mais une kyrielle de petits partis susceptibles de l’épauler. Pour obtenir leur soutien, le président doit dialoguer presque individuellement avec chacun, ce qu’il n’a pas fait jusqu’ici.