« Le Livre d’image » : Jean-Luc Godard ivre d’images
« Le Livre d’image » : Jean-Luc Godard ivre d’images
Par Mathieu Macheret
Arte diffuse le dernier film du cinéaste franco-suisse, après le classique « A bout de souffle » (1960), dans le cadre d’une soirée spéciale.
Au début, il y a le noir, d’où sons et images jaillissent comme les éclats du silex, avant de retomber aussi sec dans l’obscurité. Tout, dans Le Livre d’image – le dernier film de Jean-Luc Godard, présenté à Cannes en compétition en 2018, qu’Arte diffuse dans le cadre d’une soirée consacrée au réalisateur franco-suisse –, ramène à ce noir, support intangible et marge sans bordure d’un film qui crépite par salves successives. L’écran n’est pas une toile blanche, mais un gouffre sans fond, une caverne d’où l’œuvre émerge. Et c’est bien à une caverne que l’on pense encore quand la voix off et rocailleuse de Godard, récitant ses versets élégiaques, résonne, s’emporte, s’élève et gronde comme un éboulement.
Le Livre d’image s’inscrit dans la veine « mélangeuse » de l’œuvre godardienne, celle des montages d’emprunts, fabriqués à partir d’extraits d’autres films, d’archives, de reportages télé, de fragments textuels ou musicaux. Le tout constituant un maelström dont la beauté réside non seulement dans l’assemblage, mais aussi dans la manière avec laquelle il réussit à transfigurer les matériaux de départ.
Godard orchestre ici une suite en quatre mouvements. Le premier, variation sur la notion de remake, constate l’invariable répétition des guerres (qualifiées de « divines ») et des catastrophes au cours de l’histoire, en confrontant les conflits d’antan avec ceux d’aujourd’hui. Intervient ensuite un passage ahurissant sur les trains – de Berlin Express à Shanghai Express – dont les défilements scandés, reflet du procédé cinématographique, évoquent les mouvements conjoints de l’histoire et des images.
Etrange alliage
Puis Godard embraye sur la question du Moyen-Orient et de sa satellisation par le reste du monde, à travers plusieurs passages, lus par lui, du roman Une ambition dans le désert (1984), de l’écrivain égyptien francophone Albert Cossery. Enfin, le film se conclut en associant le terme de « révolution » et l’image terminale d’une chute.
Le Livre d’image frappe par son étrange alliage. Bégaiements de l’image et du son, attaques sèches et intempestives, images sales, baveuses, démantibulées, fouillées jusque dans la chair du photogramme : chaque archive, chaque fragment, est ici investi, non seulement pour ce dont il témoigne, mais aussi comme une matière plastique, infiniment malléable (les sources n’y sont pas sacralisées).
Godard poursuit les expériences d’Adieu au langage (2014), son précédent long-métrage, non plus avec la 3D, mais avec le son. Les objets sonores (voix, bruits, musiques) surgissent des quatre coins de la salle, rebondissent d’un bord à l’autre. Ainsi Le Livre d’image est-il un film qui s’écoute « dans la profondeur ». A ce titre, rien d’anodin à ce que Godard, dans son commentaire, en vienne à disserter sur la différence musicale entre la mélodie et le contrepoint, thème secondaire qui se superpose à la première. L’autre horizon du film, après la musique, est la peinture, qui s’installe ici comme généalogie des images animées. Le Livre d’image n’est ni un livre ni même un film, mais un feu de camp dans la nuit, dont les images sèchement frottées les unes contre les autres produisent de la lumière et de la chaleur.
Essai cinématographique de Jean-Luc Godard (Fr., 2018, 85 min), précédé, à 20 h 55, d’A bout de souffle, film réalisé par Jean-Luc Godard (Fr., 1960, 90 min), avec Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg. www.arte.tv