Editorial du « Monde ». Si « impossible n’est pas français », le doute, jusque-là, n’était pas allemand. Pendant des décennies, la première économie européenne s’est construite sur une foi inextinguible en l’ordolibéralisme. Cette théorie a donné naissance au fameux modèle rhénan, une économie sociale de marché, qui a assuré la cohésion et la prospérité de l’Allemagne d’après-guerre. Pourquoi douter d’un tel modèle, lorsqu’on affiche un excédent budgétaire de 60 milliards d’euros, un endettement public qui est repassé sous les 60 % du produit intérieur brut (PIB), un chômage inférieur à 5 % et une balance commerciale qui croule sous les excédents ? Bien des pays, à commencer par la France, rêveraient d’un tel bilan.

Mais les fondations les plus solides ne sont jamais à l’abri de l’usure du temps, et c’est dès les premières fissures qu’il faut se préoccuper de la pérennité de l’édifice. Le fronton de l’économie allemande commence à se lézarder. Au gré des révisions à la baisse des anticipations de croissance et de la dégringolade du moral des chefs d’entreprise, le doute s’installe.

En 2019, le PIB devrait faire quasiment du surplace et le rebond pour l’année suivante s’annonce modeste. A un mois des élections européennes, le débat politique, longtemps focalisé sur la question migratoire, s’est clairement déplacé sur le terrain économique, entre les tenants d’une orthodoxie budgétaire intransigeante et les partisans d’une nécessaire évolution d’un système qui risque de s’enkyster.

Escalade de concessions

Car, derrière une façade flatteuse, l’Allemagne doit affronter une série de défis qui menacent son modèle. Le creusement des inégalités, l’explosion des prix du logement, la précarisation des salariés, la dégradation des infrastructures questionnent le dogme du « schwarze Null », le strict équilibre des comptes publics. Dans le même temps, la montée des préoccupations environnementales au sein de la jeunesse bouscule le modèle industriel allemand.

Quant aux excédents commerciaux, ils ont atteint de tels sommets qu’ils finissent par devenir un talon d’Achille. Pour protéger ses exportations de voitures, l’Allemagne semble prête à tous les compromis face aux coups de boutoir protectionnistes de Donald Trump, entraînant ses partenaires européens dans une escalade de concessions qui affaiblissent le Vieux Continent.

Peter Altmaier, le ministre de l’économie, n’hésite pas à briser les tabous en proposant une stratégie industrielle pilotée par l’Etat pour encourager les coopérations à l’échelle européenne. L’initiative provoque de fortes réticences en Allemagne. Pourtant, le retard accumulé dans les industries d’avenir – voiture électrique, intelligence artificielle – démontre que l’écosystème industriel allemand a atteint ses limites dans sa capacité à anticiper les ruptures technologiques.

La course aux excédents – budgétaires et commerciaux – est, elle aussi, arrivée à un point d’inflexion. Tant que l’Allemagne restait le moteur de la croissance européenne, cet objectif était louable. Avec le ralentissement, elle finit par être contre-productive. Relâcher le carcan budgétaire rendrait possible le financement des investissements stratégiques de demain et la rénovation des infrastructures vieillissantes, qui pèsent sur la croissance. Cette relance permettrait en outre de doper la demande adressée à des partenaires européens asphyxiés par son orthodoxie. Alors que le monde traverse une phase transitoire inédite, l’Allemagne doit cesser de s’arc-bouter sur ses dogmes.