Au Soudan, les dessous d’une transition périlleuse
Au Soudan, les dessous d’une transition périlleuse
Par Jean-Philippe Rémy (Johannesburg, correspondant régional)
Alors que la contestation promet une marche d’un million de personnes ce jeudi, le transfert du pouvoir à des autorités civiles est l’otage de luttes d’influences intérieures et régionales.
Des Soudanais affluent à Khartoum pour manifester par le train d’Atbara, ville située à 300 km au nord-est de la capitale soudanaise, le 23 avril 2019. / OZAN KOSE / AFP
Voilà qui risque, de prime abord, de décevoir les manifestants au Soudan : lors d’un sommet tenu au Caire, mardi 23 avril, le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, actuel président en exercice de l’Union africaine (UA), a annoncé que les chefs d’Etat du continent réunis autour de lui préconisaient d’accorder trois mois à la junte au pouvoir à Khartoum afin d’obtenir in fine le « rétablissement d’un système constitutionnel par le biais d’une transition politique menée par les Soudanais eux-mêmes ». Un doute flotte sur cette déclaration de bonnes intentions : le mouvement de contestation au Soudan et ses représentants redoutent une ruse pour gagner du temps afin d’ancrer peu à peu le Conseil militaire de transition (TMC) au pouvoir. Les généraux qui le composent ont la faveur des parrains régionaux : celle de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et de l’Egypte.
Le 15 avril, quatre jours après le renversement du président soudanais Omar Al-Bachir, l’UA avait lancé un ultimatum autrement plus pressant aux membres du TMC, dont le général Abdel Fattah Al-Burhane avait pris la tête, exigeant que la junte organise le transfert du pouvoir à des autorités civiles au cours des deux semaines suivantes et menaçant, le cas échéant, d’instaurer des sanctions dès le 30 avril – notamment l’exclusion du Soudan des instances de l’organisation panafricaine.
Partis politiques en miettes
Le délai avancé au Caire est donc sensiblement plus long. Mais cette période permettra peut-être de sortir de l’impasse actuelle des négociations entre le pouvoir militaire – qui assure techniquement le pouvoir – et les représentants de la contestation, regroupés au sein de la Déclaration pour la liberté et le changement (DFC), vaste agglomérat dont l’Association des professionnels soudanais (SPA) est l’acteur central. Les premières négociations avaient permis d’ébaucher la création d’un conseil de souveraineté, une structure mixte qui dirigerait le pays, et d’un gouvernement de civils qui l’administrerait le temps d’une transition de deux à quatre années, consacrées à restaurer en particulier l’économie, mais aussi les fondamentaux de la démocratie au Soudan, notamment par la reconstruction de partis politiques. Car la plupart des formations existantes ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes – à l’instar du parti Umma de Sadiq Al-Mahdi ou le DUP d’Ousmane Al-Mirghani –, dont les leaders, âgés, pourraient être cooptés par la junte afin d’être mieux manipulés, alors qu’ils ne sont pas soutenus par la masse des manifestants.
Ces derniers, loin de se lasser, continuent de se mobiliser en masse pour réclamer le départ des militaires et l’instauration d’un pouvoir civil. Mardi, un train de voyageurs a été utilisé pour amener depuis Atbara, la ville à 300 km au nord-est de Khartoum où les manifestations ont débuté, le 19 décembre 2018.
Atbara est une ville de chemin de fer, une ville de syndicats, une ville ouvrière où le Parti communiste (qui fait partie de la Déclaration pour la liberté et le changement avec d’autres organisations de gauche) a été très influent. Un tel convoi en provenance d’Atbara a donc aussi une importance symbolique, rappelant le passé des luttes syndicales soudanaises, alors que le régime – durant les trente ans de règne d’Omar Al-Bachir – s’était appliqué à détruire méthodiquement les organisations professionnelles (et à traquer les communistes).
C’est loin d’être la seule composante de la masse des personnes qui occupe encore les rues du Soudan. Des sympathisants arrivent de l’étranger, d’autres villes du Soudan comme Wad Medani. L’Alliance des professionnels du Soudan appelle ainsi à une « manifestation d’un million de personnes », jeudi 25 avril, à Khartoum pour maintenir la pression sur la junte et la pousser à céder le pouvoir. Mais avant cela, il faudra parvenir à s’accorder sur un cadre afin d’éviter le chaos.
« Chaos démocratique »
La Déclaration pour la liberté et le changement (DLC), qui regroupe la SPA, les mouvements armés, et d’autres tendances, a rompu les négociations avec les militaires, notamment en raison de dissensions sur les contours des futures institutions de transition, estimant aussi que les généraux ne jouent pas un jeu clair en s’appliquant à inviter dans le processus des partis politiques compromis avec le pouvoir renversé, dans le but à la fois de diluer l’influence des représentants des manifestants et de créer une impression de « chaos démocratique » dont les militaires pourraient tirer avantage pour s’agripper au pouvoir.
Or, au sein de la mouvance civile, plusieurs tendances se dessinent et toutes n’ont pas les mêmes objectifs. Certains, dans la contestation, s’interrogent sur le secret qui entoure encore la SPA, qui s’exprime par voie de communiqués ou par des déclarations de porte-parole, mais n’a pas publié d’organigramme, pas plus que n’ont été rendues publiques les possibles configurations d’un pouvoir civil et les mesures économiques d’urgence qui pourraient être prises pour sauver le Soudan de la crise économique aiguë qui s’aggrave de jour en jour.
L’Arabie saoudite a promis un plan de sauvetage de 3 milliards de dollars (2,7 milliards d’euros), dont une partie en cash pour alimenter la Banque centrale, et le reste en aides sous forme de médicaments, de blé ou d’essence. Ce n’est pas cela, néanmoins, qui rétablira l’économie. Pour ce faire, des plans existent : Le Monde a pu en consulter certains, à Khartoum, il y a quelques semaines. Mais il semble qu’il soit difficile d’obtenir une unanimité à ce sujet aussi.
Dynamiques militaires à l’œuvre
D’autres dynamiques sont à l’œuvre au sein du Conseil militaire de transition (TMC). Son numéro deux, Mohamed Hamdan Dogolo « Hemetti », promu au grade de général, qui est à la tête de la Force de soutien rapide (FSR), les ex-miliciens janjawids, impliqués dans les violences au Darfour. Ce dernier émerge peu à peu comme une figure. Ses forces sont à présent dispersées dans Khartoum et y assurent une grande partie de la sécurité. Devant un parterre d’officiers, il a déclaré ne pas vouloir prendre le pouvoir, même si plusieurs sources bien informées estiment qu’il a toutes les faveurs des « parrains » régionaux. Il a fait don d’importantes sommes pour alimenter, lui aussi, la Banque centrale, a payé des salaires aux soldats et s’achète une popularité toute neuve à Khartoum aussi bien auprès de l’armée que des manifestants.
Une autre personnalité exerce une influence sur le TMC, sans que ses fonctions soient claires. Il s’agit du général Taha Osman Al-Hussein. Cet ancien proche du président Omar Al-Bachir, dont il a été l’un des plus influents conseillers, était chargé des relations avec les pays du Golfe, et par conséquent des négociations qui ont amené la rupture du Soudan avec l’Iran au profit de l’Arabie saoudite en 2016, ainsi que celles qui ont conduit à envoyer des troupes soudanaises participer à la guerre du Yémen dans les rangs de la coalition dirigée par Riyad.
Ces troupes ont été recrutées parmi les RSF du général Hemetti, avec l’appui du chef de l’armée de terre d’alors, le général Al-Burhane, désormais à la tête du Conseil militaire de transition. Avec le temps, un différend est né entre le général Taha et Omar Al-Bachir. Certaines sources affirment que le conseiller, qui devait servir de prête-nom au président et dissimuler une centaine de millions de dollars, aurait détourné cette somme. La disgrâce du général Taha a bien eu lieu, en juin 2017. Il avait alors fui le Soudan et pris la direction de l’Arabie saoudite, où il est devenu le conseiller de Mohamed Ben Salmane, prince héritier et instigateur de la guerre au Yémen. Taha Osman Al-Hussein accompagnait, jusqu’à son limogeage en décembre 2018, l’ex-ministre des affaires étrangères saoudien lors de ses voyages en Afrique. Il a été aussi impliqué dans la lutte d’influences contre le Qatar. Il fait donc figure « d’homme de Riyad » à Khartoum.