Des taxis à Abidjan, en Côte d’Ivoire, lors d’une grève des conducteurs, en juillet 2008. / ISSOUF SANOGO / AFP

A Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, le métier de chauffeur de taxi est devenu une activité refuge. D’anciens salariés d’entreprises publiques et privées et des chômeurs de longue durée embrassent la carrière depuis la crise des années 2000, quand la Société des transports abidjanais (Sotra) était incapable de fournir un service adapté à la demande. Si bien qu’avec le soutien des mairies d’agglomération, le réseau des taxis artisanaux a progressivement dupliqué celui de la société publique.

Conséquence : les gares routières nées de l’occupation des trottoirs des carrefours ou des terrains vagues d’Abidjan, à la suite de la captation progressive de la clientèle du service public par les taxis artisanaux, jouxtent désormais les équipements de la Sotra et se sont aussi multipliées le long des grands axes routiers. Places fortes aux frontières floues, elles sont principalement gérées par les syndicats des opérateurs, en lieu et place du district d’Abidjan, des mairies d’agglomération ou de l’ex-Agence des transports urbains (Agetu).

Du point de vue des habitants, le processus menant à l’installation d’un arrêt procède toujours de la même dynamique. Un jour, un chauffeur commence à embarquer des passagers dans le voisinage d’un arrêt de bus de la Sotra préalablement identifié en raison de l’affluence des usagers et des longs temps d’attente. Il sollicite ensuite un service de rabatteurs de clients pour charger son véhicule. Ce qui entraîne l’arrivée d’autres exploitants de taxis… et l’endroit devient une gare routière desservant une multiplicité de destinations à travers Abidjan.

« Taxe de sécurité »

Les principaux bénéficiaires de ces installations sont les syndicats du secteur. Ces derniers se sont emparés de ces sites dès leur création, pour y vendre des tickets de stationnement, des titres de transport, et empocher les prélèvements sur chaque véhicule au départ de la gare, ainsi que la « taxe de sécurité » quotidienne.

Les revenus ainsi collectés financent leur fonctionnement (locaux, électricité, eau, salaires, etc.) et permettent d’acheter la complicité des forces de l’ordre. La « ration » désigne même les commissions parallèles qu’il faut verser aux différents représentants de l’administration afin de se prémunir de la rigueur des contrôles.

La répartition de ces ressources provoque souvent des affrontements entre les différents syndicats dans les gares. C’est pourquoi « si tu n’as pas la force et le courage, tu ne peux pas être agent d’un syndicat », nous prévient l’un de leurs représentants.

Des minibus dans le quartier de Yopougon, à Abidjan, en juillet 2008. / ISSOUF SANOGO / AFP

De l’indépendance de la Côte d’Ivoire, en 1960, au début de la décennie 1990, seuls deux syndicats ont porté les revendications de la corporation sur l’ensemble du territoire : le Syndicat national des transporteurs de marchandises et voyageurs de Côte d’Ivoire (SNTMV-CI) et le Syndicat national des transporteurs terrestres de Côte d’Ivoire (SNTT-CI). Le système de collecte au sein des gares s’effectuait alors sans heurts.

La situation change en 1996. En parallèle au projet de construction de la nouvelle gare routière d’Abidjan dans la commune d’Adjamé, le président Henri Konan Bédié (1993-1999), fait don d’un milliard de francs CFA aux syndicats des propriétaires de véhicules de transport de voyageurs pour qu’ils entrent au capital et participent à la gestion de la nouvelle infrastructure.

La gare ne verra jamais le jour, mais de nombreux syndicats se sont créés pour réclamer leur part du milliard. De deux au milieu des années 1990, leur nombre est passé à plus de 250 en 2003. Ce qui a déstabilisé l’équilibre et entraîné une montée de la violence dans les gares routières d’Abidjan, l’enjeu ayant vite glissé de la répartition du milliard au contrôle des ressources financières générées par la gestion quotidienne de ces lieux.

Pressions des « chargeurs »

Dans ce système, il revient théoriquement aux exploitants de taxis de choisir le syndicat pour lequel ils veulent cotiser. Une liberté soumise aux pressions exercées par les syndicats présents sur un même site, qui veulent chaque jour s’imposer par la force comme les seuls « chargeurs » des véhicules en attente. Afin de mettre fin à ces rivalités, ils ont progressivement opté pour un système de rotation répartissant les jours entre chaque syndicat. Ce mode de fonctionnement a fait baisser le niveau de violence et limité les rixes.

Toujours présentées comme des éléments caractéristiques du désordre urbain, les gares routières n’en restent pas moins indispensables dans les déplacements à Abidjan. Bien que leur gestion quotidienne soit déléguée aux syndicats du secteur, l’existence de ces sites garantit aux autorités locales des sources de revenus régulières grâce aux taxes qu’elles y prélèvent malgré tout.

Marie Richard Zouhoula Bi est géographe à l’université Péléforo-Gon-Coulibaly de Korhogo, en Côte d’Ivoire.

Cette série sur les gares routières en Afrique subsaharienne a été coordonnée par Sidy Cissokho, chercheur associé au sein du projet African Governance and Space (Afrigos), hébergé par l’Université d’Edimbourg. Elle est la prolongation d’une collaboration avec Michael Stasik lors de la European Conference of African Studies à Bâle en 2017, puis à l’occasion d’un numéro spécial de la revue Africa Today consacré aux gares routières en Afrique.

Sommaire de notre série « Gares routières, cœurs battants de l’Afrique »

A travers le regard de journalistes et d’universitaires, Le Monde Afrique interroge ces lieux de transit qui racontent une tranche de la vie des Kényans, des Ivoiriens, des Sénégalais, des Béninois, des Ghanéens ou des Sud-Soudanais.