Les « shimo », lieux de toutes les attentes des taxis-motos de Nairobi
Les « shimo », lieux de toutes les attentes des taxis-motos de Nairobi
Par Amiel Bize et Basil Ibrahim
Gares routières, cœurs battants de l’Afrique (7). Au Kenya, les conducteurs de « boda boda » se rassemblent dans des endroits stratégiques où s’organise leur travail et naissent leurs espoirs d’un avenir moins précaire.
Des conducteurs de « boda boda » attendent des passagers dans le quartier de Kangemi, en banlieue de Nairobi, en novembre 2015. / Noor Khamis / REUTERS
En matière de transports, on veut toujours aller plus vite que les infrastructures ne le permettent. A Nairobi, le boda boda (taxi-moto) est né de cette tension. Capable de circuler entre la circulation, disponible sur demande pour un seul passager, la moto se déplace plus rapidement dans la ville qu’un bus ou même un taxi. Les passagers choisissent donc les boda boda pour leur disponibilité immédiate, oubliant que, pour être disponible, un boda boda doit être lui-même en attente. Pas vraiment dans des gares, mais dans des espaces ou les motos sont immobilisées. A Nairobi, on les appelle des « shimo ».
Au Kenya, le boda boda est devenu un moyen de transport demandé et a créé des emplois et même un sous-secteur économique au milieu des années 2000. Les motos ont d’abord été utilisées par la population comme moyen de transport auxiliaire dans des activités de contrebande, dans les régions rurales frontalières de l’ouest du Kenya et de l’est de l’Ouganda. Par la suite, les habitants de ces zones rurales qui ont migré ont importé cette innovation dans les zones urbaines. Les boda boda ont alors proliféré pour répondre au manque chronique de transport public caractéristique de la ville de Nairobi.
Les chauffeurs de boda boda du Nairobi contemporain conservent une part de l’héritage de leur passé rural. En ville comme à la campagne, les motos empruntent des chemins de traverse et transportent des marchandises ou des passagers à des vitesses et à des fréquences incomparables à celles des autres types de transport. Cette technologie est tout à la fois un moyen de transport et une opportunité pour relier les viviers de main-d’œuvre aux espaces de production. Le boda boda est bien plus qu’une simple machine. C’est l’alchimie formée par un chauffeur, sa connaissance approfondie de la ville, son carnet de clientèle et tout un éventail d’habitudes et de relations, capable de répondre avec cohérence à une demande.
Immédiateté et rapidité
L’attente des conducteurs de boda boda s’effectue dans les shimo, des portions de route ou de trottoirs que les motards se sont appropriés pour y attendre les passagers. Dans l’ensemble du Kenya, l’espace urbain est parsemé de shimo où se retrouvent des groupes de jeunes hommes, assis ensemble, discutant, téléphonant ou somnolant sur leur moto en attendant les clients. Le mot « shimo » est emprunté au vocabulaire de la chasse, où il désigne le piège dans lequel les chasseurs se tapissent en attendant leur proie.
A Nairobi, au Kenya, en mars 2016. / Noor Khamis / REUTERS
Dans le contexte urbain de Nairobi, le shimo est devenu un espace où s’organise le travail des conducteurs de boda boda, ces entrepreneurs qui ont le goût du risque. Les shimo se situent le plus souvent au carrefour des artères principales et des routes plus étroites qui desservent l’intérieur des quartiers. Contrairement à de nombreuses gares routières, le shimo ne se matérialise pas par une construction, mais par le rassemblement quotidien des motards et de leurs machines. Ces sites sont désormais partie intégrante des infrastructures de la ville. Ils contribuent à fluidifier les allées et venues des travailleurs. A ce titre, les shimo sont à la fois des formations sociales et spatiales et désignent aussi bien le groupe de conducteurs qui attendent ensemble à un endroit donné que l’emplacement où ils attendent.
Un nouveau shimo se forme lorsqu’un motard (ou un groupe de motards) commence à s’y poster de façon régulière, pressentant que le quartier a des clients. C’est l’« attendre ensemble » qui lie les motards qui s’y arrêtent. Les conducteurs de boda boda ne travaillent pas vraiment ensemble ; chaque couple conducteur/machine est une entité financière indépendante et les motards aiment se dépeindre comme des « entrepreneurs ». La nature même de leurs activités, fondées sur l’immédiateté et la rapidité, les pousse cependant à se regrouper, convaincus que les passagers ne feront appel à leur shimo que si la probabilité d’y trouver un conducteur est élevée.
Des liens de solidarité forts
Ce rassemblement est à la base de leur revendication de l’espace qu’ils occupent sur le long terme. De ce point de vue, bien que les conducteurs de boda boda se considèrent comme des entrepreneurs privés individualistes, ce rassemblement, qui leur permet de gagner leur pain, relève d’une entreprise collective. L’accumulation de ce capital collectif au sein du shimo est rendue visible par la pratique du « kuiba », signifiant littéralement « voler » ou « empiéter ». Selon nos observations, lorsque des motards étrangers à un shimo essayent de s’y glisser au crépuscule pour en tirer parti, ses membres officiels n’hésitent pas à faire front contre ce qui est perçu comme une intrusion.
L’« attendre ensemble » est en effet à l’origine de la formation de liens de solidarité forts et, dans une certaine mesure, d’associations, éphémères ou durables. Le temps passé à attendre ensemble donne presque toujours naissance à une forme de vie associative. Celle-ci prend le plus souvent la forme d’une coopérative ou d’une association enregistrée auprès de l’Etat. Même dans leurs formes les plus élémentaires, ces associations cherchent à concrétiser l’adhésion de leurs membres par des contributions monétaires. Alors que les shimo semblent avoir certaines des caractéristiques d’une infrastructure urbaine durable grâce à leur présence physique persistante sur le bord de la route, ces arrangements restent fragiles et peuvent disparaître, car leur existence repose sur le volontariat.
Ils « attendent ensemble » pour trouver des passagers, mais aussi pour créer une culture collective. Un point de départ pour se créer un capital social et économique permettant aux motards de glisser à plus ou moins longue échéance sur un travail moins précaire. Ces lieux sont un endroit où s’élaborent ces aspirations collectives, qui motivent les conducteurs à attendre et font du même coup durer les shimo en leur donnant en même temps un caractère provisoire. Leur réalisation remet donc en question les collectifs nés de « l’attendre ensemble ». Les conducteurs de boda boda alternent de longs temps d’attente au shimo et des déplacements hyperrapides, urgents, mais ponctuels. C’est cette jonction des deux temps qui définit à leurs yeux la modernité.
Amiel Bize est chercheuse associée au département d’anthropologie de l’université de Bayreuth (Allemagne), Basil Ibrahim est chercheur indépendant.
Cette série sur les gares routières en Afrique subsaharienne a été coordonnée par Sidy Cissokho, chercheur associé au sein du projet African Governance and Space (Afrigos), hébergé par l’Université d’Edimbourg. Elle est la prolongation d’une collaboration avec Michael Stasik lors de la European Conference off African Studies à Bâle en 2017, puis à l’occasion d’un numéro spécial de la revue Africa Today consacré aux gares routières en Afrique.
Sommaire de notre série « Gares routières, cœurs battants de l’Afrique »
A travers le regard de journalistes et d’universitaires, Le Monde Afrique interroge ces lieux de transit qui racontent une tranche de la vie des Kényans, des Ivoiriens, des Sénégalais, des Béninois, des Ghanéens ou des Sud-Soudanais.