Manifestations à proximité du siège de l’armée soudanaise, le 13 mai. / ASHRAF SHAZLY / AFP

C’est la nuit où le mouvement pour le changement, le « printemps », la « révolution », l’élan démocratique qui a mené, certains jours, près d’un million de personnes dans les rues de Khartoum, a semblé à deux doigts d’être annihilé au Soudan. Démarrées dans la journée de lundi 13 mai, des violences menées par des hommes en uniforme se sont intensifiées dans la capitale, visant les participants de la grande mobilisation citoyenne qui occupent, sans discontinuer, une partie du centre depuis plus d’un mois. Ce qui s’est joué dans la nuit du lundi ressemble à une tentative de casser ce mouvement, en poussant par la force ses participants à abandonner la rue, les barricades et les petites structures érigées peu à peu depuis le début de la mobilisation citoyenne, notamment le sit-in devant le quartier général de l’armée, entamé le 6 avril, et qui a conduit au renversement du président Omar Al-Bachir, cinq jours plus tard.

Les violences auraient fait six morts et plusieurs blessés. Des tirs à balles réelles ont eu lieu pendant une partie de la nuit, mais elles avaient démarré, la veille, à peu près au moment où était annoncé un accord partiel entre les deux forces qui discutent, actuellement, les conditions exactes dans lesquelles doit se dérouler la transition post-Omar Al-Bachir au Soudan. D’un côté, le Conseil militaire de transition (TMC), représentant les généraux qui ont pris, sur la tard, la décision de s’opposer au pouvoir du président et de le renverser. De l’autre, les représentants du mouvement civil, essentiellement issus de structures proches de la société civile, et regroupés au sein des forces de la Déclaration pour la liberté et le changement (DLC).

Ces deux blocs sont entrés dans de difficiles tractations voici plusieurs semaines, afin de déterminer comment mettre en place la transition chargée à la fois de gérer les affaires, de redresser l’économie et de mener à des élections. Or, lundi, les deux parties étaient parvenues à un début d’accord, témoignant d’un effort de bonne volonté. Rien de véritablement déterminant, mais, à tout le moins, la promesse de voir constitué un Conseil de souveraineté – dont le principe est acquis depuis le début, mais dont la composition reste disputée –, mêlant civils et militaires pour diriger le pays, dans des proportions qui restent à déterminer, ainsi que d’un gouvernement et une assemblée législative, destinée à donner un cadre à de nouvelles institutions. C’était à la fois flou mais rassurant, dans le sens où ce tout petit engagement signifiait que le processus de négociation n’était pas moribond, mais pourrait ouvrir enfin la voie à de véritables organes de transition.

Purge anti-islamiste

Alors, comment expliquer l’explosion de violences, dont le but était de chasser des rues l’ensemble du mouvement citoyen, mais qui avait, aux petites heures mardi matin, échoué malgré le sang versé ? Il faudra, pour répondre à cette question, identifier les hommes en uniforme qui ont ouvert le feu sur la foule. Dans la nuit, un représentant du TMC a assuré que l’armée continuait de protéger les manifestants, et que les forces armées soudanaises étaient fermement engagées dans le processus de transition. Quelques heures plus tôt, une série d’officiers au sein de la junte avaient été écartés du pouvoir au cours d’une forme de purge visant les sympathisants du mouvement islamiste, ex-piliers du pouvoir d’Omar Al-Bachir. Des poursuites ont été officiellement engagées contre ce dernier, toujours dans la journée de lundi. Il apparaît donc qu’une accumulation de facteurs peut avoir poussé les forces souhaitant l’arrêt du processus démocratique à agir, à un moment-clé.

Certaines sources avaient d’abord mis en cause les Forces de soutien rapide (RSF) du général Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », mais aussi des policiers (dont une unité, celle de la Réserve centrale, avait été très active pendant les mois de répression des manifestants), ou encore des hommes du renseignement militaire. Mardi, rien n’était totalement clair à cet égard. Depuis plusieurs jours déjà, le général Hemetti avait menacé de mettre fin au sit-in en expliquant vouloir préserver l’ordre public. Ce général a commencé sa carrière comme chef d’un groupe de milices qui avaient servi le pouvoir afin d’écraser la rébellion au Darfour, dans l’ouest du Soudan, au début des années 2000, et qui se sont fait connaître sous le nom de janjawids. Il est désormais l’homme fort de Khartoum.

Mais ceux qui revêtent des uniformes et se déplacent à bord de véhicules militaires évitent de porter des signes les identifiant. Par ailleurs, il n’est pas impensable que certains officiers supérieurs, engagés officiellement aux côtés de la mobilisation citoyenne, jouent un double jeu, dans la mesure où ils ne seraient pas fâchés de voir la mobilisation dans les rues prendre fin. Cette pression de la rue sur le TMC pour qu’il cède la place a grimpé les jours derniers. Les responsables des DFC ont appelé à une intensification des manifestations allant jusqu’à l’organisation de formes de désobéissance civile afin de pousser le TMC à transmettre le pouvoir aux civils.

Balles, bâtons et fouets

Dès la journée de lundi, des déploiements de nombreux pick-up, chargés d’hommes en uniformes, avaient été filmés à Khartoum Nord (Bahri), frappant des manifestants. Plus tard, des attaques ont eu lieu aux abords du sit-in. Or, depuis dimanche, des mouvements similaires avaient déjà eu lieu. Cette fois, l’agression a été plus musclée. Certaines unités s’attaquant aux manifestants sortaient, selon une source, du bâtiment de la marine qui donne sur une partie de la vaste esplanade où sont massés ces derniers. D’autres unités ont été déployées pour participer à cette tentative de vider les rues de Khartoum. Faisant usage de gaz lacrymogène, de tirs à balles réelles, et de bâtons et fouets communément utilisés par les forces de sécurité au Soudan, les hommes en uniforme ont tenté de dégager l’aire du sit-in, mais aussi Nile Street, l’artère qui longe le fleuve et passe devant les palais présidentiels. D’autres secteurs de la ville, notamment Bahri ou les ponts, ont été le théâtre de violences et d’un important déploiement de forces.

Face aux violences, une grande partie des familles ont quitté le sit-in, tandis que les tirs s’intensifiaient. Les unités impliquées dans l’opération semblaient s’efforcer à la fois de disperser la foule, de démanteler les barrages ou les barricades érigées par les manifestants, mais aussi de détruire les petites structures (notamment les tentes) qui ont poussé depuis des semaines et où s’organise la logistique : distribution d’eau et de nourriture, soins médicaux, mobilisation politique.

Les forces qui tirent dans Khartoum ont-elles des alliés parmi les anciens membres du NISS, les services de renseignement et de sécurité qui incarnaient la répression, et dont les 20 000 à 30 000 hommes se sont évanouis dans la nature depuis la chute d’Omar Al-Bachir ? Leur siège, comme les principales installations des services de renseignement, est désormais sous le contrôle des RSF du général Hemetti. Leurs membres n’ont pas été désarmés, pas plus que ne l’ont été les milices islamistes qui protégeaient, encore récemment, le Parti du Congrès national (NCP), fidèle à Omar Al-Bachir, et disposent d’importants stocks d’armes. Les forces de la Déclaration pour la liberté et le changement ont appelé lundi soir leurs membres et sympathisants à converger depuis toutes les parties de la ville vers l’esplanade du quartier général de l’armée.