Les conditions de travail des développeurs du jeu vidéo « Call of Duty » en question
Les conditions de travail des développeurs du jeu vidéo « Call of Duty » en question
Le site spécialité « Kotaku » a recueilli les témoignages de onze développeurs ou ex-employés du studio Treyarch. En cause : le traitement réservé aux testeurs.
L’équipe des testeurs de « Call of Duty Black Ops IIII » s’estime mal payée et mal considérée au sein des équipes de Treyarch. / Activision Blizzard
C’est un métier indispensable dans l’industrie jeu vidéo : celui de testeur assurance qualité, chargé de dénicher les bugs dans les jeux en développement, de manière à s’assurer qu’ils fonctionnent correctement quand ils arrivent en rayon. Indispensable, et pourtant, sans doute le moins considéré. Dans l’industrie en général, et en particulier dans le studio californien Treyarch, comme le révèle une enquête du site spécialisé Kotaku, qui a recueilli les témoignages de onze anciens ou actuels employés.
En cause : les rythmes infernaux et le manque de considération dont ont souffert les testeurs de Call of Duty Black Ops IIII, dernier jeu en date de Treyarch. Un jeu qui a rapporté à son éditeur, Activision Blizzard, 500 millions de dollars en quatre jours, contribuant largement à faire de l’année 2018 la « meilleure de [son] histoire » – ce qui ne l’a pas empêché d’annoncer dans la foulée la suppression de 800 postes, dont 134 en France.
Les témoins interrogés racontent ainsi les semaines frôlant les 70 heures, payées 13 dollars de l’heure (11,43 euros), les samedis systématiquement travaillés et les dimanches qui sautent au dernier moment, ou encore les bureaux deux fois trop petits.
Selon eux, la faute en revient à la genèse compliquée du projet Call of Duty Black Ops IIII, d’abord envisagé comme un jeu jouable à quatre (deux équipes de deux personnes s’opposent pour protéger ou attaquer un objectif), puis comme un jeu « solo » normal et enfin, à neuf mois seulement de sa date de sortie, réinventé comme un « battle royale » sur le modèle des très populaires PUBG et Fortnite. Autant de faux départs qui ont obligé développeurs et testeurs à reprendre leur travail de zéro et à multiplier les heures supplémentaires pour respecter la date butoir.
Un ancien développeur explique avoir quitté l’entreprise, car la période de crunch (ces périodes de travail intensives précédant la sortie d’un jeu), contrairement aux promesses de l’entreprise, s’était étendue bien au-delà de la publication de Call of Duty Black Ops IIII – le jeu continuant de recevoir depuis des mises à jour.
« Sous-hommes »
Kotaku ne se contente pas de faire état des conditions de travail des employés de Treyarch. Les témoins évoquent aussi une ambiance déplorable, les testeurs se sentant relégués au rang de « sous-hommes », selon les mots de l’un d’entre eux.
Ils expliquent ne pas avoir le bureau au même étage que le reste des équipes, que leur parking est plus loin de dix minutes, ou ne pas avoir eu droit, pendant deux mois d’été, à la climatisation la nuit, alors même qu’au plus fort du développement les équipes se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Plus mesquin encore, l’un d’entre eux raconte comment ils sont écartés des pots d’arrivée des stagiaires (à moins de ne rester que vingt minutes et de ne pas boire d’alcool), ou comment ils doivent attendre une heure avant de se servir au buffet le midi, quitte souvent à n’en garder que les miettes.
Ils expliquent enfin ne pas être tenus au courant des projets du studio, et avoir appris par la presse que le prochain Call of Duty Black Ops était prévu pour 2020, soit à l’issue de deux ans de développement seulement, contre trois pour les précédents opus. « On entend toujours des remarques et des blagues à propos des testeurs, reconnaît un développeur. Ils sont tenus responsables des problèmes du jeu, de ne pas avoir repéré une erreur… Ils sont systématiquement les dindons de la farce. »
Kotaku rappelle que chez Treyarch comme ailleurs, les testeurs ne sont en réalité pas employés directement par le studio, mais par un sous-traitant, l’entreprise Volt. Ce qui dispense le studio et son éditeur Activision Blizzard de leur proposer les mêmes salaires et les mêmes congés que ses employés. Ils sont également privés du confortable bonus que reçoivent les développeurs une fois le jeu terminé. « Plus d’argent ne serait pas de refus, explique un testeur, mais je pense que la plupart d’entre nous veut juste être traitée équitablement. Pourquoi nous traiter comme des sous-hommes alors qu’on travaille aussi dur que vous ? »
Des promesses d’amélioration
Contacté par Kotaku, Activision Blizzard a déclaré qu’il est « important que tous ceux qui travaillent sur le jeu, ou sur n’importe lequel de nos projets, soient traités avec respect. Quand ce n’est pas le cas, nous veillons immédiatement à régler le problème ». Contacté par le Monde, Activision n’a pas souhaité apporter davantage de précisions.
Dans un courrier interne obtenu par Kotaku deux heures après la publication de l’article initial, les responsables du studio Treyarch assurent toutefois à leurs équipes avoir « une vision pour le futur du studio, qui apportera des améliorations significatives à l’équilibre entre le travail et la vie privée » de ses salariés.
Dans l’industrie, les témoignages sur les conditions de travail se multiplient depuis plusieurs mois, qu’il s’agisse de celles au sein des studios Epic Games (Fortnite), Netherrealm (Mortal Kombat), Rockstar, Riot Games ou encore feu le studio Telltale Games.
Take This, une association caritative américaine de sensibilisation à la souffrance psychologique, avait déjà publié en 2016 un livre blanc sur les souffrances liées au crunch. Un thème également abordé par le journaliste américain Jason Schreier dans son livre dans Du sang, des larmes et des pixels, ou encore Mediapart et Canard PC dans une enquête commune sur l’exploitation des employés du secteur. Depuis, un projet de syndicat international des travailleurs du jeu vidéo, Game Workers Unite, est né en mars 2018. En France aussi, une étude a montré les difficultés de l’industrie à retenir ses seniors.