« Rojo » : prélude pour un massacre
« Rojo » : prélude pour un massacre
Par Thomas Sotinel
Le film du réalisateur argentin Benjamin Naishtat dissèque la société qui a toléré, voire encouragé les enlèvements et tortures de la dictature argentine.
Les deux premières séquences de Rojo promettent un film hors du commun. Malgré l’acuité intellectuelle et esthétique du jeune réalisateur argentin Benjamin Naishtat, le reste de son troisième long-métrage ne retrouve pas la force et la cruauté de ces premiers moments, qui sont à la fois le prologue d’une tragédie intime et les prolégomènes de l’analyse d’une catastrophe – le basculement de l’Argentine dans le totalitarisme, en 1976. Il ne faut pas non plus exagérer le hiatus entre ce début magistral et le reste de Rojo : cette œuvre trouvera de toute façon une place éminente dans la somme historique qu’ont constituée les jeunes cinéastes argentins nés pour la plupart sous ou après (c’est le cas de Naisthat, né en 1986) la dictature militaire.
On voit d’abord une maison, un pavillon suburbain filmé depuis le trottoir opposé d’une rue peu passante. Un par un, des gens bien mis en sortent, les bras chargés de mobilier. La première fois on se dit qu’un voisin est venu récupérer un objet prêté, la seconde fois que les occupants déménagent à la cloche de bois. A force de répétition, la réalité du moment s’impose : c’est par le pillage d’un domicile abandonné que commence Rojo. Un carton a prévenu, l’histoire se passe à l’extérieur de Buenos Aires, en 1975. Au moment où la présidente élue, Isabel Peron, voit son autorité vaciller à force de compromis avec les militaires, où une partie de la gauche a choisi la lutte armée, où les forces de l’ordre forment les escadrons de la mort.
Sans transition, la deuxième séquence s’installe dans un restaurant bourgeois. Un homme à l’air affable, que l’on appelle « docteur » (il est avocat) attend son épouse. Un autre client, plus jeune, aux cheveux longs (Diego Cremonesi), apostrophe le garçon en dénonçant ce client qui occupe une table sans consommer alors que lui a faim et est prêt à manger, là, tout de suite. L’avocat lui cède sa place et, une fois debout, entame une tirade, chef-d’œuvre de rhétorique du bon sens, qui retourne à la fois la salle et le personnel contre l’intrus jusqu’à ce que celui-ci soit expulsé du restaurant. La soirée est loin d’être terminée. Lorsque le soleil se lèvera, Claudio (Dario Grandinetti, que les Européens avaient découvert dans Parle avec elle, d’Almodovar) aura ourdi, en partie à son corps défendant, la disparition de l’importun.
Mise en scène hyperactive
Cette disparition présage celles de milliers d’Argentins, enlevés, détenus et torturés dans des prisons clandestines avant d’être assassinés. L’ambition de Naishtat est de disséquer la société qui a toléré, voire encouragé, l’amputation à vif de tant de ses membres. Cette volonté analytique se heurte à ses aspirations formelles. Le récit est découpé en tableaux qui sont autant d’arguments – la fille de Claudio, lycéenne, répète un spectacle inspiré de la colonisation espagnole ; une bande d’adolescents de bonne famille se heurte à un garçon issu d’un milieu moins favorisé ; une visite sur un élevage, le jour de la castration des veaux, illustre la brutalité du système latifundiaire.
Cette architecture un peu froide se heurte au style qu’a adopté le cinéaste. Les couleurs, les mouvements de caméra, le montage, évoquent le cinéma de l’époque, l’américain (Lumet, Pakula) comme l’italien (Rosi, Petri). Cette mise en scène hyperactive tire le récit vers une vivacité qu’interdit la structure du scénario. Il incombe à Dario Grandinetti de faire cohabiter les termes de ce paradoxe : il met l’intelligence, la sensibilité, même, de son personnage au service d’une infinie médiocrité morale.
Sur ce chemin vers l’abîme, il croisera le chemin d’un détective privé chilien (Alfredo Castro, l’acteur de prédilection de Pablo Larain), venu enquêter sur le sort du mystérieux dîneur. L’apparition tardive de ce personnage autorise l’injection d’une dose d’humour (très noir, certes) dans l’univers étouffant de Rojo. L’enquêteur fait semblant de jouer les Hercule Poirot, poussant l’avocat dans ses derniers retranchements. Ce moment absurde n’est qu’un détour : malgré son comportement d’histrion, le détective chilien reste avant tout le messager d’une autre tragédie – le coup d’Etat de Pinochet en 1973 – dont il porte la contagion.
ROJO - de Benjamin Naistat - Bande Annonce VOSTF
Durée : 01:52
Film argentin de Benjamin Naishtat, avec Dario Grandinetti, Andrea Frigerio, Alfredo Castro (1 h 49). Sur le Web : www.condor-films.fr/, facebook.com/CondorDistribution