« On fait un peu le tour de soi avec le Tour de France »
« On fait un peu le tour de soi avec le Tour de France »
Par Jérôme Latta
Le Tour de France est plus que la plus grande course cycliste à étapes : un rituel à la fois national et intime qui marque aussi quelques étapes de nos vies, écrit notre chroniqueur, Jérôme Latta.
CHRONIQUE.
« Pourquoi tu pleures ?
- Parce que Merckx a perdu.
- Mais pourquoi ?
- Je sais pas. »
C’est mon premier chagrin de sport, resté inexpliqué, sinon par le sentiment diffus que quelque chose de grand venait de s’abattre dans le sillage de Bernard Thévenet. L’ambiance familiale devait pourtant être à la fête avec la victoire du gars de la Saône-et-Loire voisine. Deux ans plus tard, je serai totalement converti au chauvinisme pour son second sacre.
Le Tour de France et son quasi-monopole sur le plus beau mois de l’année, c’était les vacances à la campagne et les après-midi au cagnard interrompus pour voir l’étape sur l’écran de télé capricieux de la cuisine. Grenadine dans des verres Duralex tirés de buffets en formica, rideaux de porte en lanières de plastique, toile cirée sur laquelle de doctes tontons jetaient leur pronostic.
Beauté pop
On organisait des courses impossibles avec des figurines instables qui reproduisaient la beauté pop des maillots de l’époque. Le damier des Peugeot, les pois de Van Impe. Clinquants comme la sonorité des patronymes flamands, italiens, espagnols qui s’étalaient en grandes lettres blanches sur les routes, ceux des légendes du passé qui passaient encore le Tourmalet dans les récits épiques, les drames et les tragédies et les mille petites histoires de la grande.
Les codes et l’imagerie de la course étaient vite assimilés, sa galerie de personnages. Les baisers pour les sprinters, les honneurs pour les grimpeurs, la gloire pour les grands rouleurs. Le Tour finit toujours par passer en bas de chez soi, si on ne va se mettre soi-même au bord de la route. Tant pis si le peloton défile en un éclair, il laisse derrière lui le souvenir d’un essaim métallique bourdonnant de l’infime cliquetis des roues libres et des roulements à billes.
Le propre du Tour est ainsi de charrier tout un folklore élevé au rang de mythologie qui lui survit et lui permet de survivre à ses turpitudes, quelque chose qui dépasse la course quand celle-ci est discréditée. Le grand cérémonial itinérant continue de tirer derrière lui une caravane fantôme dont Yvette Horner prend encore la tête, Albert Londres et Antoine Blondin bénissant de leurs mots la fête populaire.
Révolution de juillet
Mon pire souvenir du Tour est un non-souvenir. Laurent Fignon ayant course gagnée avant la dernière étape, contre la montre (quelle idée !), j’avais vaqué à tout autre chose ce dimanche-là, n’apprenant incidemment sa défaite qu’une fois la soirée bien avancée, incrédule et furieux – un peu contre moi-même, avec l’impression de m’être personnellement fait voler ce maillot jaune.
Ce juillet 1989, celui du bicentenaire de la Révolution, était pourtant béni. Le centre de Paris avait été bouclé pour les cérémonies, interdit à la circulation, et la psychose des bouchons (Le Figaro avait pesté en annonçant une apocalypse automobile) avait fait le reste : la capitale vidée de ses voitures appartenait aux cyclistes. La révolution des déplacements urbains devrait néanmoins attendre, l’arrivée du Tour n’en était pas le symbole.
Après Fignon, j’eus beau jeu de décrocher pour sombrer dans ma monomanie footballistique : chauvinisme en souffrance, passage de la pharmacopée artisanale aux biotechnologies, règnes iniques. Les forçats ne forçaient plus, visages de marbre et poil sec après des efforts véritablement surhumains. Le vélo est la plus belle machine inventée par l’homme, mais l’homme qui l’enfourche s’est pris à imiter une mécanique.
Perpétuer l’enfance
L’aventure humaine du cyclisme de compétition devint celle de la médecine de la performance, versant méphistophélique. Une histoire aussi passionnante qu’éprouvante, d’ailleurs, dont on regrette qu’elle n’ait pas suscité plus de fictions. Je n’avais ni assez de passion ni assez de courage pour surmonter le doute sur les classements, supporter les faux-semblants et espérer que le surhomme du moment serait attaqué et mis en difficulté.
On ne peut donner de leçons à cet égard depuis le football, à peine sorti de sa grande phase de déni (« Le dopage ne sert à rien dans le football »). J’envie ceux qui continuèrent à aimer le cyclisme, à lui souhaiter des jours meilleurs, à vivre le Tour comme on vit la parenthèse enchantée d’une Coupe du monde ou d’un Euro. Comme nous autres avec un football où le dopage est d’abord financier, ils le chérissent « malgré tout ». Ils perpétuent peut-être leur enfance.
Car on fait un peu le tour de soi avec le Tour de France. L’an passé, je l’ai suivi plus assidûment que depuis des lustres – une des éditions les plus ennuyeuses de l’histoire, a-t-on dit. L’envie de me repiquer au jeu m’a quand même saisi. Ce ne serait, après tout, que boucler la boucle.