Avec les marabouts de Barbès : « Le garçon, il va courir derrière toi comme un petit chien »
Avec les marabouts de Barbès : « Le garçon, il va courir derrière toi comme un petit chien »
Par Charlotte Herzog
Et c’est ainsi, dans un petit tourbillon de démesure, que nous avons voulu voir ce qu’il se passait sur ce territoire poétique, à la croisée des promesses et de l’obscurité. Que se passe-t-il lorsque l’on appelle le numéro inscrit sur le flyer du marabout ?
Des marabouts distribuent des flyers à Barbès, dans le 18e arrondissement de Paris. / CHARLOTTE HERZOG / LE MONDE
« Si vous voulez vous faire aimer et si votre partenaire est parti(e) avec quelqu’un, c’est son domaine. » J’attrape le flyer plein de promesses de Maître Batou, un des nombreux marabouts de Barbès, dans le 18e arrondissement de Paris, et décide de le suivre. Je lui demande si c’est bien lui, Maître Batou. « Bien sûr que c’est moi, tu veux y aller ? » Je ne sais pas trop… « Mais oui, mais oui, viens on va dans mon cabinet, c’est juste à côté. Range-le. » Le flyer. « Et suis-moi. » D’où vient-il ? A-t-il beaucoup de clients ? Est-ce une réussite à tous les coups ? Gagne-t-il bien sa vie ? Il s’arrête, sans me répondre. « Qu’est-ce que tu as dans ton sac ? » Je l’ouvre, il regarde. « Tu es Française ? Ta mère vit avec toi ? »
On prend à droite puis à gauche, et encore à droite. « Tu as l’argent de la consultation ? » En bas de l’immeuble situé dans une petite rue à Château-Rouge, avant de composer le digicode, il m’interroge : « Tu veux quoi ? L’amour ? » J’improvise, sans être inédite : je me suis fait plaquer sans explication, mais je suis toujours amoureuse. « Tu as couché avec lui ? Il est avec une autre femme ? Ok, il va revenir, viens. »
Espace sacré improvisé
« Tu as l’argent de la consultation ? Suis-moi. » On monte les escaliers jusqu’au 3e étage. La porte s’ouvre, une femme passe un (mauvais ?) œil dans l’entrebâillement. Je ne vois rien du « cabinet », je recule d’une marche. La porte claque. Maître Batou n’a pas dit un mot. Nous sommes plantés là. Il marmonne quelque chose à son interlocutrice, bouche plaquée contre la porte close, qui s’ouvre à nouveau. Il récupère le tabouret tendu par un bras à travers la fente, le pose sur le palier. Il fera office de table entre Maître Batou qui s’assied par terre et moi, sommée de m’installer en face de lui.
Maître Batou a la peau très noire et les yeux très bleus, presque transparents. Pourtant, rien n’y transparaît tant ils confisquent toute émotion, tandis que ses mots à demi compréhensibles promettent, eux, des sentiments forts. Peu importe la contradiction, tant qu’il y a de l’espoir.
Il me demande une feuille de papier et trace quatre colonnes dessus. Je remplis les cases avec mes nom, prénom, date de naissance et nationalité. Idem pour « le garçon qui est parti et qu’on va faire revenir ». « Lis ce que tu as écrit. » Au-dessus de chaque information, il inscrit de sa main gauche la phonétique arabe à mesure que je lui relis. « Vous ne lisez pas le français ? » Chacune de mes questions qui le concerne reste sans réponse.
De l’idée du « cabinet de consultation » à cet espace sacré improvisé qui n’existe qu’en imagination, le glissement s’opère insensiblement pour le marabout. Pour moi, un peu moins. J’accepte de tanguer sur cette situation improbable et tente de rester à l’écoute de celui qui me promet d’approfondir mon existence sentimentale.
« Donne-moi la consultation.
– Mais le paiement, c’est pas après le résultat ?
– Non, non, pas ce paiement-là, donne-moi la consultation. »
Personne ne passe, ne monte ni ne descend dans cette sombre cage d’escalier. Rien n’est surfait, c’est le moins que l’on puisse dire. La luminosité venue du dehors, qui perce par la fenêtre de l’étage du dessus, est aussi basse que la voix de Maître Batou. Il pousse une à une les perles de bois de son chapelet, en marmonnant, un œil fermé, l’autre à demi-clos.
« Il y a une autre fille qui empêche que l’amour soit dans ta vie. Mais moi, je vois qu’il t’aime toi. Il est avec elle parce qu’elle a fait quelque chose pour l’éloigner. Si tu es d’accord avec moi, je vais casser ce quelque chose.
– Si je suis d’accord avec vous sur quoi ?
– Pour qu’il quitte la fille. Si tu es d’accord avec mon travail, je fais quelque chose de nécessaire pour arrêter ça. Il pourra plus faire l’amour avec elle, et il quittera sa maison. Parce que ce garçon ne peut pas rester avec une autre femme que toi. »
Du sérieux dans la mise en scène
L’arnaque apparente n’exclut pas le sérieux qu’il insuffle dans sa mise en scène. Maître Batou tente d’inscrire mes problèmes et ses mots dans le quotidien, de les rendre proches, concrets, personnels. Car s’il a un don, il ne faut pas se méprendre, la magie de celui-ci n’annule pas l’ampleur de la tâche qu’il va s’atteler à accomplir pour mon bonheur : « le travail ».
D’une main, il me frotte le visage avec ses perles, de l’autre, il sort de sa poche portefeuille un petit carnet rouge. « C’est les secrets du Coran, c’est là-dedans que je lis. C’est là-dedans que tout se passe, mais je peux pas te dire. » Je me laisse faire, sans me laisser prendre.
« Mon chapelet me dit que tu as de la chance, tu m’as trouvé. Le garçon, il va courir derrière toi comme un petit chien.
– Ça veut dire quoi ?
– Il va courir derrière toi comme un toutou.
– Mais je ne sais pas si j’ai envie qu’il coure derrière moi comme un petit chien, c’est pas ça l’amour… si ?
– Ecoute-moi bien, si tu es d’accord avec moi, il courra pas, mais il t’appellera sur le téléphone pour te demander : “T’es où ? T’es où ?”
– En attendant, je suis triste.
– Non, tu n’es pas triste. Je vais pas te laisser triste, si tu es d’accord, tu vas être à l’aise. Tu as la chance, tu m’as trouvé. Donne-moi 10 euros, même 30 euros ou 50 euros, et je commence le travail pour que tu sois heureuse avec l’amour. Et si tu n’as pas encore beaucoup de moyens pour honorer ta chance, je sens que tu as ta famille, ils vont pouvoir t’aider. On peut faire une autre consultation si tu veux, pour que tu trouves un bon travail, comme ça, tu auras l’argent pour l’amour. Tu vas trouver le bonheur, c’est pas un souci. Demain, tu vas me donner le commencement pour le travail.
– Donc, là, aujourd’hui, pendant cette consultation, on ne fait rien ?
– Ecoute, je vais pas te raconter n’importe quoi. Moi, je fais pas du thé, ni des recettes de mensonges. Y’a pas de secret. Le secret, c’est mon carnet. Mais la condition pour l’amour, si t’es d’accord, c’est 500 euros. »
Quatre téléphones
Maître Batou est fier, imperturbable, impossible à cerner. C’est lui le boss, lui le savant. Mais Maître Batou semble assez âgé. En tailleur, sur le carrelage de la cage d’escalier, il ne semble pas à son aise. Et puis le tabouret-table est trop haut, il doit consulter son « carnet des secrets du Coran » les coudes très en hauteur. Il est gêné par le mur à gauche et par ses propres pieds qu’il peine à ranger sous ses genoux.
« 500 euros, et la magie opère ?
– Depuis 1980, moi j’agis ici. Je connais très bien. J’ai jamais raté. Donne-moi l’argent, je te raconte plus. »
Le décor sert de filtre à l’absurde, de même que celui-ci lui sert de cadre. Et cette tension, le marabout l’entretient tout au long de la consultation. De même pour cette énorme culture du secret. Chaque question « hors cadre » demeure sans réponse. Chaque question « acceptée » est engloutie dans ce jeu auquel on a voulu jouer, mais dont on ne maîtrise ni ne maîtrisera jamais les règles.
« Attends, quelqu’un m’appelle. »
Maître Batou a quatre téléphones, et au moins une dizaine de poches. Quand une sonnerie retentit, il met du temps à savoir quel téléphone sonne, et dans quelle poche il se trouve.
« Il y a quelqu’un qui m’attend. Pour l’amour aussi.
– Il y a beaucoup de personnes qui vous appellent pour l’amour ?
– C’est pas le problème ça, c’est pas tes affaires.
– Qui sont les gens qui viennent vous voir ? Et pourquoi ?
– Des gens comme toi, pour l’amour, pour le travail. Des Français et des pas français. Beaucoup de femmes, et beaucoup d’hommes. N’importe quel pays. Mais là on m’attend. Attends, on va être clair, est-ce que toi tu peux déjà me donner 50 euros, là ?
– En plus des 50 euros de tout à l’heure ? Non.
– Tu vas m’appeler demain ? Ne réfléchis pas, il faut faire vite pour l’amour et le travail que je vais faire. Cinq cents euros, c’est rien, quand on veut l’amour. »
La poésie de Maître Batou est bien urbaine. Cinq cents euros vous manquent, et tout peut chavirer.