L’ancienne plume de Barroso lâche les vannes
L’ancienne plume de Barroso lâche les vannes
M le magazine du Monde
La veille du discours sur l’état de l’Union de Jean-Claude Juncker, le 14 septembre, Ryan Heath, le « speechwriter » de son prédécesseur, révélait les dessous de l’écriture de cette allocution. Un récit savoureux.
Ryan Heath révèle sa malheureuse expérience en tant que plume de José Manuel Barroso, ici en 2014. | Monassa Th/Andia.fr
Le 14 septembre, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, prononçait devant les parlementaires de Strasbourg le traditionnel discours sur l’état de l’Union. Une pratique inaugurée en 2010 par son prédécesseur, José Manuel Barroso. Pour mémoire, l’homme qui fut tellement occupé à sauver la zone euro du naufrage qu’il a décidé de rejoindre la banque Goldman Sachs, laquelle contribua de belle façon à la déstabilisation de la planète financière…
M. Juncker ne s’est, de l’avis de beaucoup, pas mal tiré de cet exercice de funambule, qui tient à la fois de la tentative de remobilisation, de la liste des tâches à accomplir et d’une autodéfense de la Commission. On ne pouvait s’empêcher de sourire en pensant aux innombrables réunions ayant prévalu à la production d’un tel texte, millimétré pour ne heurter personne.
Bureaucratie et indifférence
On souriait d’autant plus qu’à la veille de l’intervention publique de Juncker, un ancien speechwriter de la Commission donnait un éclairage édifiant sur ce délicat travail d’écriture. Il y a cinq ans, Ryan Heath délaissa la fonction publique britannique pour rejoindre l’équipe Barroso et devenir – du moins le croyait-il – « la » plume du président. Il rêvait de traduire en beaux mots les espoirs du « printemps arabe », la fin de la crise ou le rôle déterminant de l’Union sur la scène mondiale. Autant dire qu’il a été un peu déçu.
Déçu, aussi, de voir comment la bureaucratie et l’indifférence arrivent à étouffer l’enthousiasme des naïfs dont, visiblement, il faisait partie. Dans une chronique, celui qui est aujourd’hui devenu journaliste, explique qu’il fut embauché, entre autres, pour donner du tonus au fameux discours sur l’état de l’Union, dont la première édition manquait d’à peu près tout : la légitimité, la légèreté, la conviction. Mister speech writer n’allait pas tarder à comprendre pourquoi. Les premières réunions préparatoires au discours démarrent, explique-t-il, quatre mois avant l’échéance. Avec la crème de la crème des responsables : directeur du cabinet du président, secrétaire général de la Commission, chef du service des porte-paroles, directeur du « think tank » présidentiel.
Puis, multiplication des colloques avec des hauts fonctionnaires, intervention d’autres rédacteurs de discours – l’équipe Barroso en comptait douze en fait ! – et premier texte martyr. Au final, au moins seize versions recensées et « le sentiment que j’écrivais pour une boîte noire », explique Heath. Le jeune homme recevait, rapporte-t-il, des remarques et des suggestions, sans savoir si elles provenaient ou non du président. « Personne ne me disait ce qu’il avait dans la tête, mais quelqu’un le savait-il ? », interroge l’insolent.
Le bain de trop
L’allocution définitive ne voyant toujours pas le jour, l’auteur est alors envoyé en Australie et en Nouvelle-Zélande, dans la foulée du président qui effectue une visite officielle. Sa mission : capter la pensée profonde du grand timonier. Mais Barroso s’isole en première classe, renvoie toujours Heath dans la dernière voiture de son cortège officiel et oblige le pauvre scribouillard à négocier avec ses gardes du corps pour glisser des bribes d’idées sous la porte de sa chambre.
La « plume » n’arrivera à engager le dialogue que dans une suite VIP de l’aéroport de Singapour, où Barroso lui demande de vérifier si la Barossa Valley, une région d’Australie où l’on cultive la vigne, aurait un lien avec son patronyme. Dépité, Heath ne trouve rien sur la vallée mais rédige un mémo en dix points intitulé « Tout ce que vous ne savez pas sur l’Australie ». Et il décide, sur un coup de folie passager, pendant l’absence de Barroso, de prendre un bain dans sa suite. Problème : l’eau ne s’écoule plus et, quand son patron revient, il trouve sa baignoire pleine d’un liquide savonneux… Rentré les mains et la tête vides à Bruxelles, Heath s’est rapidement vu conseiller de dénicher un nouveau job. Et plus personne ne se souvient du discours de Strasbourg.