« Des mécanismes psychologiques, largement inconscients, conduisent au gaspillage alimentaire »
« Des mécanismes psychologiques, largement inconscients, conduisent au gaspillage alimentaire »
Propos recueillis par Laetitia Van Eeckhout
A l’occasion de la Journée nationale de lutte contre le gaspillage, la chercheuse Mia Birau explique les ressorts qui conduisent les consommateurs à jeter autant d’aliments.
Dix millions de tonnes de nourriture sont jetées chaque année en France. | ANDER GILLENEA / AFP
Selon la dernière étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), parue en mai, dix millions de tonnes de nourriture sont jetées chaque année en France. Soit l’équivalent de 16 milliards d’euros et de 15,3 millions de tonnes de CO2. Ramené à chaque Français, cela représente 29 kg d’aliments jetés chaque année chez soi, et 155 kg sur l’ensemble de la chaîne alimentaire. La valeur de la nourriture ainsi perdue représente 240 euros par an et par personne.
A l’occasion de la Journée nationale de lutte contre le gaspillage alimentaire et de la Journée mondiale de l’alimentation, dimanche 16 octobre, Mia Birau, chercheuse à Grenoble Ecole de management, auteure d’études sur les leviers psychologiques du gaspillage alimentaire, explique les ressorts conscients et inconscients qui conduisent les consommateurs à jeter autant d’aliments.
Les campagnes d’information sur le gaspillage se multiplient. Ont-elles un impact sur les consommateurs ?
Mia Birau : Ces campagnes permettent de faire connaître le problème de gaspillage. Mais elles utilisent souvent un message culpabilisant, qui a l’effet inverse à celui recherché : les consommateurs, sous-estimant leur gaspillage, ne se sentent ainsi pas coupables. « Si tout le monde gaspille, pourquoi serais-je plus concerné que les autres ? », se disent-ils. En revanche, si le message souligne la part de responsabilité des distributeurs et des restaurateurs, le consommateur est plus disposé à faire des efforts pour réduire le gaspillage, ne se sentant pas le seul concerné. Autrement dit, si le message n’est pas uniquement concentré sur lui, il est prêt à participer à l’effort.
Nos études montrent aussi que lorsqu’on explique que c’est facile de réduire son gaspillage, en somme, que l’on fait appel à la confiance du consommateur, le sentiment d’être accusé s’atténue. Le consommateur est alors disposé à faire plus d’efforts.
Constate-t-on un recul du gaspillage ?
Il n’existe pas aujourd’hui d’études conduisant à cette conclusion. Les analyses actuelles se concentrent sur l’estimation de la quantité et des volumes d’alimentation gaspillée, mais non sur son évolution. Ce qui est sûr, c’est que la prise de conscience du problème s’accroît. Les programmes, les actions de lutte contre le gaspillage se multiplient. Mais la lutte contre le gaspillage est un chantier de longue haleine. C’est aussi une question de culture. Et changer les comportements prend du temps.
Le gaspillage s’explique-t-il en partie par la prééminence de normes sociales, hygiénistes ?
Certains mécanismes psychologiques, largement inconscients, conduisent en effet au gaspillage. Pour se rassurer sur son niveau de vie, pour conforter son image de « bons parents » prévoyants, d’hôtes généreux, on achète souvent trop. Les consommateurs sous-estiment aussi le remplissage de leur congélateur, de leurs placards et pensent être en mesure de consommer tous les produits achetés avant la date de péremption.
Même au moment du repas, notre inconscient contrecarre les motivations qui ont guidé l’achat. Un souci diététique peut nous avoir poussé à acheter une salade, mais une fois à table, on se laisse tenter par une pizza, des pâtes. De la même façon, on achète un nouveau yaourt pour tester, changer, mais on continue à consommer son yaourt habituel.
Et les habitudes ont la vie dure : la tranche d’entame du pain, le fond de pot de sauce, le reste d’un plat finissent à la poubelle. Même la façon de stocker les aliments relève d’habitudes souvent bien ancrées. On met par exemple les bananes et les biscuits dans le frigo parce que nos parents ont toujours fait cela.
Quant aux dates de péremption, les consommateurs les interprètent souvent comme une alerte immédiate sur la sécurité alimentaire du produit, alors que pour beaucoup de produits, ce n’est qu’une date indicative. On ne fait pas de différence entre « consommer avant ou jusqu’au » et « consommer de préférence avant ». Un certain nombre d’aliments non ouverts finissent ainsi à la poubelle. De la même façon, les études montrent que l’on cuisine d’abord les derniers produits achetés. Les produits plus anciens sont inutilisés, puis jetés.
Comment faire évoluer les comportements ?
Il faut continuer à développer des campagnes fortes et visibles qui permettent au consommateur d’avoir confiance en sa capacité de changer. Il est aussi important de faire de la pédagogie sur la date de péremption comme sur la façon de stocker les aliments. Les indications « garder au frais » ou « garder dans un endroit sec », sont souvent insuffisantes car trop générales. Du coup, le consommateur s’appuie sur ses habitudes dans sa façon de les conserver. De façon générale, la législation sur les étiquettes mérite d’évoluer.
Il faut aussi revenir sur l’idée encore bien ancrée chez les distributeurs que les produits moches, déformés, ne se vendent pas. Au contraire, aujourd’hui, avec le développement du bio, le consommateur perçoit les fruits et légumes « moches » comme des produits plus naturels, plus sains.
Il faut faire de l’éducation dès le plus jeune âge. C’est avec les générations à venir que l’on prendra un vrai tournant dans les bonnes habitudes.