Cancer : « On observe un changement des comportements à risque dans les pays en développement »
Cancer : « On observe un changement des comportements à risque dans les pays en développement »
Propos recueillis par Gary Dagorn, Sandrine Cabut, Stéphane Foucart
Christopher Wild, directeur du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) décrypte pour « Le Monde » les grandes tendances du cancer dans le monde.
Dans un cabinet de radiologie (photo d’illustration). | ERIC GAILLARD/REUTERS
A l’occasion de l’enquête que publie Le Monde, mardi 25 octobre, sur les chiffres du cancer en France, Christopher Wild, directeur du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) décrypte les grandes tendances d’évolution des tumeurs malignes dans le monde. Il revient notamment sur l’évolution de certains cancers majeurs (poumon, sein, côlon-rectum) dans les pays pauvres ou émergents.
Quelles sont les grandes tendances mondiales dans l’évolution d’incidence des cancers ?
Aujourd’hui, nous n’avons pas de données solides sur l’évolution à long terme de l’incidence des cancers pour tous les pays ; ces informations, obtenues grâce à des registres, demeurent rares dans de nombreux pays en développement. A partir de la base de données du CIRC, nous observons des transitions liées au développement : les taux d’incidence de certains cancers majeurs (poumon, sein, côlon-rectum) sont en augmentation dans beaucoup de pays pauvres ou émergents, alors que plusieurs autres, plutôt associés à la pauvreté ou à des maladies infectieuses (utérus, estomac, foie), semblent plutôt sur le déclin.
A grands traits, l’explication des incidences en augmentation tient au changement de la répartition des risques dans les pays en transition, qui s’approchent de ceux des pays riches : consommation de tabac, surpoids, sédentarité, recul de l’âge de la maternité et allaitement… Pour plusieurs cancers, on peut observer des tendances globales divergentes : chez les hommes, le cancer du poumon tend à décliner dans les pays à haut revenu, mais il est stable ou toujours en hausse chez les femmes.
Ces tendances reflètent la « maturité » de l’épidémie de tabagisme, et le fait que les femmes ont adopté la cigarette plus récemment que les hommes. Dans les pays à faibles revenus, l’habitude de fumer est venue globalement plus tard et nous pourrions observer, dans les décennies à venir, des incidences de cancers en augmentation rapide dans certains pays, notamment sur les hommes. D’autres cancers sont en augmentation : un sous-type de cancer de l’œsophage très lié à l’obésité est en augmentation dans plusieurs pays occidentaux.
Comment peut-on interpréter les brusques hausses d’incidence du cancer de la thyroïde ?
Ces hausses sont liées au développement de nouveaux outils de diagnostic (tomographie, imagerie par résonance magnétique, etc.), qui ont conduit à une augmentation considérable des détections de petites tumeurs papillaires, qui ne se seraient pas manifestées.
Malgré un déclin au niveau mondial, le cancer du col de l’utérus est toujours en croissance dans certains pays en Afrique de l’Est, en Europe orientale et dans les pays de l’ex-Union soviétique.
Les incidences de bien des types de cancer sont toutefois raisonnablement constantes. L’incidence et la mortalité du cancer du pancréas sont relativement stables, par exemple. Mais en raison du mauvais pronostic de ces tumeurs et des avancées dans la détection et le traitement des autres formes majeures de cancer (sein, prostate, côlon-rectum), cette maladie est devenue l’une des principales causes de la mortalité par cancer dans les pays de l’Union européenne.
Outre les grandes causes connues – tabagisme, alcool –, quels sont les grands déterminants des tendances observées ?
Nous avons aujourd’hui une connaissance considérable de certains facteurs de risque, qui peuvent expliquer une partie des évolutions observées. D’abord, l’impact des infections chroniques est souvent négligé comme facteur de risque, mais compte pourtant pour environ 15 % de cancers au niveau mondial, en particulier pour le foie (hépatites virales), le col de l’utérus (papillomavirus) et l’estomac (Helicobacter pilori).
Cependant, cela varie considérablement en fonction des pays : en Afrique, plus de 40 % des cancers sont liés à de telles infections, contre 1 % à 3 % en Amérique du Nord ou en Australie, par exemple… Certaines de ces infections virales ou bactériennes baissent avec le niveau de développement.
Il est aussi intéressant de voir, dans certains pays riches, la hausse du nombre de cancers des sphères oropharyngée (bouche, lèvres, pharynx, etc.) et ano-génitale, associés à des transmissions sexuelles du papillomavirus humain (HPV). Cette évolution est un argument supplémentaire pour l’introduction du vaccin contre le HPV, dont les bénéfices vont au-delà de la prévention du cancer du col utérin.
Quelles sont les conséquences de l’augmentation du tabagisme ?
Le tabagisme continue à croître dans de nombreux pays, ce qui conduit naturellement à une hausse d’incidence du cancer du poumon et d’autres cancers, avec des augmentations marquées pour les femmes aussi bien que les hommes, de même que d’autres effets sanitaires (maladies cardiovasculaires, troubles respiratoires chroniques, etc.).
Le surpoids et l’obésité et le manque d’activité physique augmentent de manière dramatique dans de nombreuses régions du monde et ces changements de mode de vie sont associés à des risques accrus de plusieurs cancers dont celui du sein, de l’œsophage, du côlon-rectum, du rein…
A quoi sont liés ces changements de mode de vie ?
Ils sont souvent liés à l’urbanisation, au régime alimentaire, aux boissons sucrées et à la consommation de viandes rouges et transformées. De même, la tendance pour les femmes d’avoir des enfants plus tard au cours de leur vie, d’avoir moins d’enfants et de n’allaiter que sur de courtes périodes de temps est associée à des incidences en hausse du cancer du sein dans de nombreux pays.
La cancérologie classique, qui repose avant tout sur la notion de mutation, n’est-elle pas aujourd’hui dépassée par l’émergence de nouveaux paradigmes toxicologiques ?
Je ne dirais certainement pas que la notion de mutation somatique [d’une cellule] est, d’une manière ou d’une autre, rendue obsolète par les avancées récentes dans la compréhension des mécanismes moléculaires faisant le lit du cancer. Les cancers sont au contraire caractérisés par un grand nombre de mutations.
Ce que je dirais plutôt, c’est que la découverte de nouveaux « événements », au niveau moléculaire ou cellulaire qui conduisent au développement d’un cancer viennent en complément des travaux fondamentaux menés sur les mutations et offrent des opportunités fantastiques d’étude de la prévention, de la détection précoce et du traitement de la maladie.
Il est très stimulant de voir l’arrivée de nouveaux outils pour investiguer ces différents « événements » – comme par exemple les modifications épigénétiques [des changements sur l’ADN ou dans l’environnement des gènes] qui peuvent se produire sur les populations.
L’un des défis critiques auquel nous sommes confrontés est de comprendre comment, outre l’induction de mutations, des facteurs environnementaux ou comportementaux ont un impact sur le risque de développer un cancer. Cette connaissance est fondamentale pour la prévention et la détection précoce et a été jusqu’à présent en grande partie négligée, par rapport à d’autres domaines de recherche sur le cancer.
L’épidémiologie des cancers n’arrive-t-elle pas à une limite, du fait que pour l’heure, l’effet des facteurs environnementaux – comme par exemple l’exposition à des toxiques – au cours des périodes critiques du développement telles que la vie fœtale, la période périnatale, l’adolescence – ne peut pas, dans la majorité des cas, être prise en compte ?
Attention : ce serait une erreur de penser que les expositions au cours de la vie adulte seraient sans importance ou nécessairement moins importantes que les expositions dans la période périnatale. Cependant, l’épidémiologie doit certainement considérer l’ensemble de la vie et doit mesurer les expositions dans toutes les périodes de l’existence, aussi précisément que possible, en utilisant les instruments les plus fiables comme des questionnaires, des mesures environnementales ou des marqueurs biologiques, par exemple.
Je ne pense pas que les expositions au cours de l’adolescence ou de la période périnatale ne peuvent pas être mesurées, mais je reconnais qu’obtenir des mesures précises est certainement un défi puisqu’elles se sont produites dans le passé. La nouvelle encourageante est que des nouveaux développements scientifiques peuvent permettre de relever ce défi.
Quels sont-ils ?
J’en citerai deux. Le premier est que certaines expositions environnementales laissent un « tatouage » moléculaire dans l’ADN – dans les cellules sanguines, ou dans la tumeur elle-même, par exemple – qui peut être détecté de nombreuses années après l’exposition. Cela permet de commencer à ouvrir une fenêtre sur le passé.
Le second est qu’il y a dans le monde un grand nombre de cohortes épidémiologiques père-mère-enfants, qui disposent d’échantillons biologiques des individus recrutés. Dans ces études, il est possible de lier les expositions dans la période périnatale avec des changements dans la biologie de l’enfant.
On peut ensuite interpréter ces effets en lien avec des dérèglements des fonctions cellulaires ou moléculaires observés dans le développement de cancers plus tard dans la vie. Là encore, cela permet d’établir un pont entre un événement qui se produit tôt dans la vie et ses conséquences, bien plus tard.