Jeremy Bastian, enlumineur frénétique du noir et blanc
Jeremy Bastian, enlumineur frénétique du noir et blanc
Par Frédéric Potet (Saint-Malo, envoyé spécial)
Le créateur de « La fille maudite du capitaine pirate », épopée maritime d’une étonnante densité graphique, est exposé ce week-end à Quai des bulles, le festival BD de Saint-Malo.
La fille maudite du capitaine pirate, de Jeremy A. Bastian, éditions de la Cerise
Le fils caché d’Albert Dürer et Philippe Druillet s’appelle Jeremy A. Bastian. Il a 38 ans, porte une barbe de viking au milieu de laquelle brille l’éclat d’un piercing nasal, et vit dans une maison en pierres du 19e siècle des environs de Plymouth (Michigan) où il élève des moutons, des canards et des chevaux. Cet ancien étudiant de l’Ecole d’art de Pittsburg (Pennsylvanie) est à l’affiche, ce week-end, du festival Quai des bulles de Saint-Malo où une exposition lui est consacrée. Les yeux collés au plus près des originaux, les visiteurs peuvent vérifier que bande dessinée et art de la miniature ne sont pas incompatibles. Des loupes sont à disposition à côté de certaines planches nécessitant d’être examinées à la manière d’un entomologiste.
Commencée il y a dix ans, la grande œuvre de Jeremy Bastian s’appelle La fille maudite du capitaine pirate. Cette histoire de pure piraterie raconte les aventures maritimes d’une gamine partie à la recherche de son corsaire de père en compagnie d’un perroquet doué de parole. Le récit est composé de pages d’une incroyable densité, construites sur le principe de l’enchevêtrement permanent. Tout s’y mêle : le fond et la forme, les créatures fantastiques et les boucaniers à peau dure, les vertébrés, les corps mous, les crustacés, les poissons abyssaux, les masques vénitiens, les armoiries, la calligraphie, les rêves, la réalité… Fruit d’un travail frénétique, chaque séquence de ce charivari graphique invite à se perdre dans un dédale de détails et un océan de traits.
La fille maudite du capitaine pirate, de Jeremy A. Bastian, éditions de la Cerise
Jeremy Bastian aurait-il inventé l’« anti-roman graphique » par excellence ? Se plonger dans la Fille maudite du capitaine pirate – le deuxième volume vient de sortir aux éditions de la Cerise – revient en effet à accepter un contrat de lecture situé à l’opposé des tendances actuelles qui voient des albums de plus en plus épais, et souvent vite dessinés, se parcourir à toute vitesse. « Dans une époque où tout le monde zappe sur son petit écran, j’aime l’idée qu’il faut consacrer du temps à lire un livre », se délecte l’auteur aux faux-airs de hipster.
Du temps, lui aussi en a besoin pour réaliser ses histoires. Une page lui demande en moyenne une semaine de travail. Contrairement à ce que ses planches laissent croire, cet admirateur d’Albert Dürer et de Gustave Doré ne maîtrise pas la technique de la gravure. Il se contente de l’imiter à l’aide d’un pinceau ultrafin de marque espagnole (Escoda), avec un mimétisme confondant qui ne l’empêche pas de dessiner sur des bristols de petite taille (30 x 22 cm). L’exercice est un gage de concentration. « C’est aussi un défi personnel, explique-t-il. Plus j’avance dans mon récit et plus je prends de temps pour le faire. Je n’ai qu’un but : progresser de page en page. »
Enlumineur du noir et blanc, Jeremy Bastian ne se serait jamais lancé dans une telle aventure si, enfant, il n’avait pas fréquenté assidument la bibliothèque de sa ville. « Je ramenais des tonnes de bouquin à la maison, raconte-t-il. C’est comme ça que j’ai découvert Dürer et Doré. Je me souviens avoir dit : “Eh, c’est ça ce que je veux faire plus tard !” »
La fille maudite du capitaine pirate, de Jeremy A. Bastian, éditions de la Cerise
Le charme de la Fille maudite tient de fait beaucoup à la capacité du jeune artiste à mêler ses influences. De l’Ile au trésor au Baron de Münchhausen, d’Alice au pays des merveilles au Magicien d’Oz, les références y foisonnent, sans qu’aucune ne vienne supplanter une autre. Tim Burton, Stephen Kings, Jérôme Bosch, Guiseppe Arcimboldo ou encore Frank Herbert font aussi partie du casting. Sans oublier Winsor McCay, le créateur de Little Nemo, en raison de la grande liberté avec laquelle le dessinateur joue des codes formels de la bande dessinée (cases, phylactères, onomatopées…).
Tout ceci fait un bel objet graphique, des critiques dithyrambiques dans la presse, des commentaires exaltés sur les forums. De quoi vivre aussi, mais sans excès non plus. Jeremy Bastian n’a pas d’autre choix que de multiplier les festivals et les salons indépendants aux Etats-Unis – une dizaine par an – afin de consolider ses ventes. Pour boucler certains mois, il vend également des originaux et des T-shirts sur une plateforme en ligne. La fille maudite du capitaine pirate devrait l’occuper « encore cinq ans », estime-t-il. Des millions de traits en perspective. L’infinie patience du miniaturiste.
Quai des bulles, jusqu’au dimanche 30 octobre.
La fille maudite du capitaine pirate, volume deuxième, Jeremy A. Bastian, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Marcel, Les éditions de la Cerise, 70 pages, 15 €
La fille maudite du capitaine pirate, de Jeremy A. Bastian, éditions de la Cerise