L’Agence européenne des produits chimiques interpellée sur le dossier glyphosate
L’Agence européenne des produits chimiques interpellée sur le dossier glyphosate
Par Stéphane Foucart
Plusieurs ONG dénoncent des conflits d’intérêts dans le groupe d’experts chargés d’évaluer la cancérogénicité du célèbre herbicide.
Faut-il interdire le glyphosate ?
Durée : 04:44
Quarante-huit heures avant l’adoption d’un rapport crucial pour l’avenir du glyphosate, les organisations non gouvernementales (ONG) ne relâchent pas la pression. Elles ont adressé au directeur général de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), lundi 6 mars, une lettre protestant contre des conflits d’intérêts qui, selon elles, minent l’impartialité de son expertise. Les enjeux sont considérables : l’agence basée à Helsinki (Finlande) doit rendre, à compter du 8 mars, une évaluation de la cancérogénicité du glyphosate qui pèsera lourd dans la décision de le réhomologuer en Europe. Le glyphosate, principe actif du célèbre herbicide Roundup, est le pesticide de synthèse le plus utilisé en Europe et dans le monde, où il s’en épand plus de 800 000 tonnes par an.
« Nous sommes préoccupés par le fait que plusieurs membres, ainsi que le président, du comité d’évaluation des risques de l’ECHA apparaissent avoir des conflits d’intérêts », écrivent les signataires, parmi lesquelles Greenpeace, TestBiotech, le Réseau environnement santé ou encore Health and Environment Alliance (HEAL), une coalition d’une soixantaine d’associations de la société civile, de syndicats de soignants ou encore de mutuelles. Les associations pointent en particulier deux scientifiques du groupe d’experts, employés par des « institutions scientifiques qui génèrent des revenus par le biais de conseils en évaluation du risque fournis à l’industrie chimique ».
« Le cas de l’un de des experts que nous pointons et particulièrement problématique, car cette personne défendait des dossiers d’industriels devant l’ECHA », explique Martin Pigeon, chercheur pour CEO, une organisation de lutte contre le lobbying à Bruxelles, cosignataire de la lettre. Quant au président du comité, écrivent les organisations signataires de la protestation, il a « travaillé pour deux sociétés comme consultant pour l’industrie chimique pendant plus de vingt ans et ses contrats se sont interrompus le 31 août 2012, la veille du jour où il a pris son poste de président du comité d’évaluation des risques » de l’ECHA. Ce comité est composé d’une cinquantaine d’experts, nommés par les Etats-membres, qui interviennent à des degrés divers en fonction des dossiers traités.
Aucune « cause de préoccupation »
Or, rappellent les ONG dans leur courrier, selon les critères de l’ECHA, un conflit d’intérêts survient « lorsque l’impartialité et l’objectivité d’une décision, d’une opinion ou d’une recommandation de l’agence (…) est compromise, où peut être perçue comme telle par le public, par un intérêt détenu par, ou confié à un individu travaillant pour l’agence ». Ces « intérêts » qui pourraient interférer avec le travail de l’ECHA sont le fait d’être employé par « des sociétés, des cabinets de consultant, des institutions de recherche ou toute autre entreprise dont le financement provient de sources commerciales de manière significative », selon les principes de l’agence européenne. Ceux-ci précisent que les liens d’intérêts de moins de cinq ans doivent être pris en compte.
Pour les organisations signataires, les experts pointés sont donc, « selon les propres critères de l’ECHA », en situation de conflits d’intérêts. Ce n’est toutefois pas l’opinion de l’agence européenne. Interrogée par Le Monde, celle-ci fait valoir que les déclarations d’intérêts des intéressés « ne constituent pas une cause de préoccupation en termes de conflits d’intérêts en relation avec le glyphosate ». « Ces deux membres du comité d’évaluation des risques [de l’ECHA] travaillent pour des institutions nationales respectées qui offrent des services de consultance à l’industrie, ce qui est une pratique normale », ajoute-t-on.
En outre, l’agence précise que les deux experts pointés par les ONG ne sont ni rapporteurs, ni réviseurs de l’expertise glyphosate. En outre, assure-t-on à l’ECHA, avant chaque séance les experts en conflit d’intérêts avec le sujet abordé se démettent et sont alors remplacés. L’agence mentionne un cas où le président du comité s’est démis pour laisser un tiers siéger à sa place.
Saga scientifique et réglementaire
Ce n’est cependant pas tout. Les ONG reprochent aussi à l’ECHA de fonder en partie son expertise à propos du glyphosate, sur des études fournies par les industriels producteurs de glyphosate, et non publiées. « Le glyphosate et sa cancérogénicité potentielle sont un enjeu primordial pour des millions d’Européens et les scientifiques chargés des avis de l’ECHA doivent être totalement indépendants, sans soupçon possible de conflits d’intérêts avec l’industrie, dit Franziska Achterberg, chargée des questions alimentaires à Greenpeace Europe. Il faut mettre fin à l’utilisation des études non-publiées qui viennent de l’industrie, afin que les décisions des agences européennes puissent être vérifiées indépendamment. »
Cette question – celle de la nature des études qui fondent l’expertise – est la clé d’une saga scientifique et réglementaire qui dure depuis deux ans. En mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) classe le glyphosate comme « cancérogène probable » pour l’homme. L’agence, chargée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) d’inventorier les agents cancérogènes, s’appuie uniquement sur des études publiées dans la littérature scientifique. Cette classification intervenait alors que la substance était en cours de réévaluation en Europe et aux Etats-Unis, en vue de sa réhomologation.
Au contraire, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a, à l’automne 2015, déclaré la même substance improbablement cancérogène, en se fondant essentiellement sur des études industrielles non publiées. De même, le groupe d’experts joint de l’OMS et de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) sur les résidus de pesticides déclarait en mai 2016 l’herbicide probablement non-cancérogène par voie alimentaire, en s’appuyant aussi partiellement sur des études non publiques, fournies par le secteur agrochimique. Dans les deux cas, les organisations de défense de l’environnement et de la santé ont aussi dénoncé des conflits d’intérêts entre certains experts sollicités et les industriels.
L’avis de l’ECHA, attendu pour le 8 ou le 15 mars, doit arbitrer entre ces positions divergentes et débloquer le processus réglementaire européen — réautoriser ou interdire le glyphosate sur le Vieux continent. Il ne mettra pas, en tout cas, fin à la controverse.