Le débat sur le rôle du hasard dans le cancer relancé
Le débat sur le rôle du hasard dans le cancer relancé
Par Hervé Morin
Le poids dans la cancérogenèse de mutations aléatoires de l’ADN fait l’objet d’une nouvelle étude, deux ans après la présentation de travaux controversés.
« La faute à pas de chance. » Début 2015, une étude, dont la présentation laissait entendre que deux tiers des tumeurs relèveraient de mutations aléatoires plutôt que de facteurs environnementaux ou héréditaires, avait fait grand bruit. Et attiré bon nombre de critiques méthodologiques : les cancers du sein et de la prostate, les plus nombreux, n’avaient pas été pris en compte et seule la population américaine avait été considérée. De plus, le message relayé sans nuance pouvait être dévastateur : à quoi bon arrêter de fumer ou adopter des comportements vertueux si la grande majorité des tumeurs ont pour origine le hasard de mutations au cœur des cellules souches ? N’y avait-il pas là un argument trompeur pour dédouaner aussi les pollutions et les expositions professionnelles, s’étaient insurgés certains observateurs.
Deux ans après cette première étude publiée dans Science, ses auteurs exposent dans la même revue, vendredi 24 mars, de nouveaux résultats. Cristian Tomasetti et Bert Vogelstein, rejoints par Lu Li, tous trois de l’Université Johns-Hopkins à Baltimore, prennent garde de ne plus parler de « malchance » (« bad luck »), mais le raisonnement est le même : chercher à voir si l’incidence du cancer dans un tissu donné est corrélée au nombre de réplications des cellules souches dans ce même tissu. L’hypothèse étant que plus il y a de divisions cellulaires, plus le risque qu’elles donnent lieu à des mutations cancérogènes est élevé.
Bert Vogelstein et ses collègues ont étudié cette correspondance pour 17 types de cancers dans 69 pays, mais aussi en partant d’analyses génomiques dénombrant les mutations au sein de certains tissus (par exemple du poumon chez des cancéreux, fumeurs et non fumeurs). Ils ont effectivement retrouvé une corrélation forte entre divisions des cellules souches et incidence du cancer. Ils suggèrent que les deux tiers des mutations observées dans les cancers chez l’homme sont d’origine aléatoire, le reste pouvant être attribué à des facteurs génétiques (5 %) ou environnementaux (29 %).
De gauche à droite, pourcentages de mutations génétiques critiques attribuables à l’hérédité, au hasard (« replicative ») ou à l’environnement, en fonction des localisations des cancers. | Science - Tomasetti et al.
Ils estiment que cette répartition est en accord avec les études épidémiologiques, qui indiquent qu’environ 40 % des cancers pourraient être prévenus en évitant des environnements et des modes de vie « malsains ». « Il faut encourager ces comportements de prévention, cependant nombreux sont ceux qui développeront un cancer à cause de ces erreurs aléatoires dans la copie de l’ADN. C’est pourquoi il y a un besoin urgent de meilleures méthodes pour détecter tous les cancers plus tôt, quand ils sont encore curables, estime Bert Vogelstein. Ces cancers vont survenir même si l’environnement est parfait. »
Leurs résultats s’appuient aussi sur un modèle mathématique qui postule qu’il faut généralement plus de deux mutations génétiques critiques pour qu’un cancer survienne – ce qui implique, comme l’expliquent les auteurs, que la cause première d’un cancer peut être diverse. Dans le cas de celui du pancréas, 77 % de ces mutations critiques seraient d’origine aléatoire, leur taux serait de 35 % dans le cancer du poumon (dans lequel l’impact du tabac est prépondérant) et de 95 % dans le cancer de la prostate, au sujet duquel les chercheurs de Baltimore écrivent qu’on estime « que des facteurs environnementaux ne jouent essentiellement aucun rôle ».
Le contre-exemple des Amish
Cette assertion risque de faire bondir nombre de spécialistes, et on peut s’étonner qu’une revue comme Science l’ait laissé passer. Une très abondante littérature scientifique décrit en effet des augmentations de l’incidence de ce cancer chez des personnes exposées à divers polluants, pesticides et perturbateurs endocriniens. Si ce cancer était d’origine essentiellement aléatoire, comment expliquer que les Amish en souffrent très nettement moins qu’une population comparable de l’Ohio ? « Ils ont pourtant le même nombre de divisions cellulaires que les non-Amish », souligne Fabrice Denis (oncologue et chercheur au CNRS). Que dire de ces hommes exposés à la Martinique au chlordécone, un pesticide longtemps utilisé dans les bananeraies, qui sont plus souvent atteints – surtout lorsqu’ils présentent un profil génétique particulier ? Dans ce cas, hérédité et environnement semblent potentialiser leurs effets.
« Nous avons simplement cité la source que nous considérions comme la plus autorisée, la base de données du cancer du Royaume-Uni », répond Bert Vogelstein, pour qui même si ces cancers étaient majoritairement d’origine environnementale, la conclusion globale « ne changerait pas beaucoup ».
Le chercheur estime que les personnes atteintes par un cancer alors qu’elles avaient évité tous les facteurs de risques connus devraient être réconfortées par ces travaux : « Ce n’est pas de votre faute. Rien de ce que vous avez fait ou non n’est responsable de votre maladie. » Un message qu’il adresse notamment aux parents d’enfants cancéreux. Cet argument de la « faute », le fait d’invoquer en creux la responsabilité individuelle face à une maladie qui peut aussi bien avoir pour origine des polluants, risque de faire débat.
« On ne peut plus faire comme si ces erreurs aléatoires n’avaient pas lieu. C’est le principe même de l’évolution : nos cellules ne peuvent s’empêcher de faire des erreurs », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse, mercredi 22 mars, à l’issue de laquelle il a invité à rompre avec le « dogme » selon lequel le cancer serait dû essentiellement à des facteurs héréditaires ou environnementaux.
Le « changement de paradigme » que son collègue Cristian Tomasetti appelle aussi de ses vœux risque de prendre du temps. Yusuf Hannun (université Stony Brook, New York), n’est toujours pas convaincu. En 2015, dans Nature, la revue concurrente de Science, il avait cosigné une étude aboutissant, à partir du même jeu de données, à des conclusions diamétralement opposées : la vaste majorité des cancers serait due à des facteurs de risque extrinsèques. « La nouvelle étude apporte plusieurs éléments intéressants, indique-t-il. Mais selon moi le lien de causalité entre fréquence des mutations spontanées dans un tissu donné et risque de cancer n’est toujours pas établi. » Son équipe avait montré, estime-t-il, que le comportement des cellules souches ne permet pas de distinguer les mutations qui auraient une origine aléatoire ou externe.
Alors que l’article de Bert Vogelstein ne fait pas même mention de cette objection, Science publie un second texte, signé par Martin Nowak et Bartlomiej Waclaw des universités d’Harvard et d’Edimbourg, qui balaie certaines des critiques de Yusuf Hannun et souligne la nécessité de développer des modèles mathématiques « précis » du cancer. « Mais ce commentaire souligne aussi que Vogelstein et Tomasetti s’appuient sur une hypothèse très dangereuse, à savoir que les cellules souches sont organisées et se comportent de la même façon dans tous les tissus », souligne Edouard Hannezo (Cambridge). Pour ce biophysicien qui étudie les mécanismes d’amorce des cancers, le principal point faible de l’article de 2015 subsiste : « La qualité des données utilisées », concernant notamment le comportement des cellules souches dans leurs différentes « niches ».
Et la traduction clinique des conclusions demeure : si plusieurs mutations délétères sont nécessaires à l’apparition d’un cancer et même si une majorité a une origine aléatoire, la mutation ayant une origine environnementale pourra faire la différence. Il n’y a donc pas lieu de baisser la garde vis-à-vis de la prévention de ces facteurs. La détection précoce que les chercheurs de Baltimore appellent de leurs vœux peut aussi être problématique : lorsque les dépistages sont techniquement et financièrement faisables, les campagnes conduisent parfois à des surdiagnostics et à des interventions inopportunes voire néfastes. « Il faudra de nombreuses années pour répondre en détail aux questions intéressantes et excitantes soulevées par leurs travaux », estiment MM. Nowak et Waclaw.