En Turquie, Erdogan verrouille son contrôle du parti au pouvoir
En Turquie, Erdogan verrouille son contrôle du parti au pouvoir
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Réélu chef de l’AKP, le président prend la main sur la formation des listes des candidats aux élections de 2019.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lors de son arrivée au congrès de l’AKP, dimanche 21 mai à Ankara. | STF / AP
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a repris la direction du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), qu’il avait cofondé en 2001, lors d’un congrès extraordinaire de cette formation, retransmis en direct à la télévision, dimanche 21 mai à Ankara.
Dans un discours fleuve prononcé devant des dizaines de milliers de partisans – dont 60 000 personnes ramenées par bus des 81 provinces de Turquie –, M. Erdogan a salué son retour au bercail après « 998 jours de séparation ». « Les mois qui viennent verront des avancées dans tous les domaines, dans la lutte contre le terrorisme, en économie, dans le sens d’un épanouissement des droits, des libertés et des investissements », a-t-il promis.
M. Erdogan avait dû couper ses liens formels avec l’AKP en août 2014, lors de son élection en tant que chef de l’Etat, dont l’ancienne Constitution voulait qu’il soit au-dessus des partis. La réforme constitutionnelle votée par référendum le 16 avril lui permet d’en reprendre les manettes. Une façon pour lui d’avoir la haute main sur la formation des listes des futurs candidats à la députation lors des prochaines élections – législatives et présidentielle – prévues en novembre 2019.
La salle du Congrès avait des airs de Corée du Nord. La foule en liesse agitait des portraits du reis tout en chantant des refrains tels que « Commandant, nous sommes ton armée » ou encore « Tu vas marcher et la jeunesse te suivra ». Candidat unique, M. Erdogan a été réélu sans surprise. Un changement « vital » pour assurer la stabilité du pays, a-t-il assuré, balayant d’un revers de main les critiques formulées par l’opposition sur les fraudes qui ont entaché le référendum du 16 avril, organisé sous le régime de l’état d’urgence.
Imposé au pays dans la foulée du putsch raté du 15 juillet 2016, l’état d’urgence a été maintenu depuis. Récemment, les dirigeants de la Tüsiad, l’association patronale, se sont risqués à demander sa levée. « On me demande quand l’état d’urgence sera levé. Il ne le sera pas ! En France, 15 ou 20 terroristes se sont révoltés [une allusion aux attaques terroristes de novembre 2015 à Paris] et l’état d’urgence a été décrété pour un an et demi. Nous, nous avons perdu 249 martyrs et nous avons eu 2 113 blessés ! De quel droit me demande-t-on cela ? Pas avant qu’on ait la paix et la prospérité. »
Conscient qu’une bonne partie de l’électorat (48,59 %) a dit non à son projet d’hyper-présidence au moment du référendum, M. Erdogan a dit avoir « compris le message du peuple ». Sa victoire en demi-teinte (51,41 %) a été assombrie par le « non » exprimé, entre autres, par Istanbul, la ville dont il fut maire et qui lui servit de tremplin politique. Le 16 avril, tous les grands quartiers conservateurs ont voté non, y compris Üsküdar, sur la rive asiatique, où la famille Erdogan a sa résidence privée.
Turquie « authentique »
Un « renouvellement » s’impose.Le comité exécutif de l’AKP a d’ailleurs été recomposé séance tenante pour accueillir des cadres à la carrière fulgurante, à l’image de Berat Albayrak, 39 ans, gendre du président, ministre de l’énergie et étoile montante du parti, qui a été reconduit.Parmi les sortants on compte Saban Disli, dont le frère, Mehmet Disli, faisait partie des généraux putschistes, ou Mehmet Galip Ensarioglu, un homme d’affaires de Diyarbakir, pilier de l’AKP dans cette région kurde.
En seize ans passés au pouvoir, l’AKP a pris le contrôle de toutes les institutions d’Etat et de tous les grands médias. Une orientation idéologique plus marquée et l’autoritarisme ont pris le pas sur le pragmatisme et l’ouverture manifestée par M. Erdogan lors de son arrivée au pouvoir en 2003.
Lui et ses partisans brûlent de « fermer la parenthèse » du kémalisme (les dogmes de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque) pour mettre sur les rails leur projet de refonte civilisationnelle en faveur d’une Turquie « authentique et nationale », qui renoue avec le sultanat et regarde vers l’Eurasie, comme en témoignent les trois premiers déplacements (Russie, Inde, Chine) du président Erdogan à l’étranger juste après le référendum, plutôt que vers l’Europe.
Refonte, aussi, de la morale et des bonnes mœurs. C’est dans ce souci que le gouvernement a interdit par décret, le 29 avril, les émissions télévisées de rencontres amoureuses dont le public turc était si friand. La décision couvait depuis des mois. « Il y a des programmes étranges qui veulent abolir l’institution familiale, lui retirer sa noblesse et sa sainteté », avait affirmé le vice-premier ministre Numan Kurtulmus, en mars. « Ce sont des choses qui ne conviennent pas à nos coutumes, à nos traditions, à nos croyances, à la structure familiale turque et à la culture des terres anatoliennes », avait-il conclu.
Croissance en berne
Les amateurs des émissions de télé-réalité, nombreux en Turquie, pays où un individu peut passer jusqu’à cinq heures par jour devant le petit écran, pourront toujours se consoler en suivant les épisodes du nouveau feuilleton Payitaht Abdülhamid, qui relate la vie du sultan despotique Abdülhamid II avant son renversement par les Jeunes-Turcs en 1909. La liberté d’expression, les minorités religieuses, la démocratie y sont décrits comme des menaces à la souveraineté et l’identité nationales, que les puissances étrangères tenteraient d’éradiquer.
« Démocratie, changement, réforme », disent les affiches du Congrès à l’effigie de M. Erdogan. La réalité est tout autre. La croissance est en berne, les réformes sont en panne tandis que les arrestations – des mandats d’arrêt ont été émis à l’encontre de deux cadres et deux journalistes du quotidien d’opposition Sözcü, vendredi 19 mai – se succèdent à un rythme effréné.
La déception a gagné les anciens militants de l’AKP. « La Turquie s’est transformée en un pays qui mange ses enfants, ses universitaires, ses cadres, regrette Levent Gültekin, éditorialiste au quotidien Diken et ancien militant. Refuser les libertés, c’est condamner la Turquie à la stérilité. Sans démocratie, sans justice indépendante, ce pays ne marchera pas, sa roue ne tournera pas. Ni les investisseurs ni les touristes ne viendront. Personne ne veut de ce genre de pays. »