Le 10 mars, dans le cadre du carnaval de Dunkerque, se tiendra un bal intitulé « La Nuit des Noirs ». Au cours de cet événement, qui fête ses 50 ans, les participants incarneront des caricatures stéréotypées de personnes noires.

Le grimage en Noir, appelé « blackface », est dénoncé sur les réseaux sociaux et par les associations antiracistes. En décembre 2017, le footballeur français Antoine Griezmann avait déjà provoqué une vive indignation en publiant une photo où il apparaissait maquillé en Noir, hommage, selon lui, aux basketteurs des Harlem Globetrotters, dont il est fan. Il avait aussitôt présenté ses excuses.

D’autres polémiques au sujet de publicités jugées racistes ont éclaté récemment. Début janvier, la marque H&M a été épinglée pour une pub dans laquelle un petit garçon noir porte un pull sur lequel est inscrit « The coolest monkey in the jungle » (« le singe le plus cool de la jungle »). Manix, fabricant de préservatifs, a quant à lui représenté sur une affiche une femme blanche posant une main dominatrice sur la tête d’un homme noir qu’elle surplombe. Avec ce slogan : « Osez être plus proches ».

Que révèlent ces polémiques et les réactions qu’elles suscitent ? Audrey Célestine, enseignante chercheuse à l’Université de Lille et spécialiste des questions raciales en France et aux Etats-Unis, a répondu à nos questions.

Quelle lecture faites-vous des réactions de plus en plus vives sur les réseaux sociaux face à ces différentes polémiques ?

Audrey Célestine Aujourd’hui, il y a une fatigue doublée d’une colère, pour des personnes françaises identifiées comme noires, d’être en permanence renvoyées à une altérité radicale. C’est l’idée que, du fait de leur couleur, elles ne sont pas tout à fait comme les autres, qu’on ne peut pas complètement les comprendre. Ce ras-le-bol est désormais formulé de manière systématique et relayé par les associations antiracistes, qui ne laissent plus rien passer. En face, il y a l’incompréhension d’une autre partie de la société qui perçoit tout cela comme une surréaction. Le tout est amplifié par les réseaux sociaux. Concernant H&M, la colère vient aussi du fait que beaucoup de jeunes afrodescendants ont ressenti un sentiment de trahison vis-à-vis d’une marque très populaire et dont ils se sentaient proches.

Quelle représentation du Noir ces publicités véhiculent-elles ?

Ce sont des représentations issues de l’imaginaire colonial. Le Noir, c’est celui qui rit, s’amuse, est un peu bête, un peu niais et extrêmement sexualisé. Pour la publicité H&M, l’indignation a été plus forte encore car c’est un enfant qui est représenté avec un pull l’associant à un singe. On en revient à des représentations animales des individus.

H&M et Manix ont démenti toute intention raciste. Pourquoi ces marques ne parviennent-elles pas à convaincre ?

Se défendre en disant « on ne voulait pas être raciste », ça ne passe plus, car l’idée se répand dans l’opinion que le racisme, ce n’est pas seulement l’intention. On peut avoir les meilleures intentions du monde et, malgré tout, véhiculer des représentations racistes. Pour déconstruire ces représentations, les militants antiracistes réclament que l’histoire coloniale soit appréhendée dans sa globalité. C’est par un travail d’éducation que l’on pourra mettre à bas des représentations réductrices qui offrent une image tronquée de la France et de son histoire, afin de donner à chacun sa place dans notre pays.

Comment les associations antiracistes s’insèrent-elles dans ce débat ?

En déconstruisant le racisme tel qu’il est perçu généralement. Les militants antiracistes dénoncent un racisme structurel qui n’est pas que dans l’intentionnalité. Selon eux, le racisme ne se résume pas aux insultes violentes et frontales. Le racisme se niche aussi dans des représentations problématiques, comme la « Nuit des Noirs », durant laquelle les participants vont se grimer en Noirs.

Le CRAN [Conseil représentatif des associations noires] et la Brigade anti-négrophobie expliquent en quoi le blackface est raciste, mais aussi d’où vient cette pratique et ce qu’elle dit de notre imaginaire. Cet antiracisme politique est en décalage avec ce que pense une bonne partie de l’opinion et des Dunkerquois, qui ne comprennent pas ces accusations de racisme. Pour eux, le carnaval de Dunkerque joue sur le grotesque et la moquerie. C’est un événement extrêmement inclusif et qui fait partie de l’identité de la ville.

Sur les réseaux sociaux, on constate l’émergence d’une nouvelle génération antiraciste. Quel est le profil de ces militants ?

Cette nouvelle génération revendique une forme de distance envers les institutions, le pouvoir et les mouvements antiracistes traditionnels. Ces nouveaux militants ont entre 20 et 30 ans. Très connectés, ils écrivent, échangent, débattent en ligne. Ils lisent beaucoup ce qui se fait outre-Atlantique, d’où l’accusation d’américanisation des enjeux français. Or les problématiques françaises et américaines ne sont pas si différentes. Dans les deux pays, le racisme actuel est lié à l’héritage esclavagiste et s’est nourri de représentations et de pratiques issues de la colonisation.

Ce militantisme est-il descendu dans les quartiers populaires ?

C’est compliqué à dire, car la mobilisation se fait surtout en ligne. Ce n’est certes pas un mouvement de masse, mais la résonance est suffisante pour que ce militantisme prenne de l’ampleur dans les années à venir. Quelque chose se passe. Il n’y a pas de locaux et d’organisation matérielle, mais les discours font mouche auprès de beaucoup de jeunes.

A noter que la question du racisme n’intéresse pas que les jeunes Noirs. Beaucoup de mes étudiants, non noirs et issus de milieux populaires, s’intéressent au sujet. Ils sont aussi sensibles à l’islamophobie et veulent comprendre le monde dans lequel ils vivent. C’est pour cela que les accusations de communautarisme sont extrêmement biaisées.

Ces militants revendiquent aussi une rupture avec les associations antiracistes traditionnelles comme la Licra et SOS Racisme. Où se situe cette rupture ?

Sur la forme et sur le fond. Les nouveaux militants considèrent que les antiracistes traditionnels n’ont pas su dénoncer le racisme comme un phénomène structurel. Les associations traditionnelles se défendent en les accusant de communautarisme. Sur la forme, les militants de la nouvelle génération ne veulent plus qu’on parle à leur place. Ils veulent prendre la parole. Ce n’est plus « touche pas à mon pote » mais « on va s’en charger nous-mêmes ».

La bataille se joue aussi dans le discours. Le nouvel antiracisme a popularisé certains termes, comme « racisé » ou « blanchité », pour décrire le racisme structurel. Comment ces mots jugés problématiques par certains se sont-ils retrouvés dans le débat public ?

Ces termes viennent des sciences sociales, du monde militant et académique. Il y a une porosité entre ces deux mondes, aux Etats-Unis notamment. Dans l’usage du mot « racisation », il y a la volonté d’insister sur le fait qu’être un Noir ou un Blanc, c’est quelque chose qui arrive au bout d’un processus social. On ne parle pas de race.

En France, on constate une crispation sur le mot « racisé », alors que c’est une évolution positive de parler non pas de race mais de processus de « racisation ». Il y a aussi souvent cette gêne à dire « Noir », on va dire « Black » car on a l’impression que cela atténue. Mais atténuer quoi ? Dire « Noir », c’est donc péjoratif ?

En France, la question raciale est-elle plus facilement analysée quand on parle de la situation américaine, notamment à propos des violences policières ?

Oui, la presse française parlera plus aisément de Noirs, de Blancs et de question raciale aux Etats-Unis, avec cette idée que la situation est radicalement différente en France. Elle l’est, c’est vrai, mais pas totalement. C’est une question de proportion. Le nombre de Noirs tués par la police américaine atteint des niveaux tels que c’est incomparable avec les chiffres français. Les militants antiracistes français tentent justement de démontrer que ces questions sont aussi prégnantes ici. Ils pointent le fait qu’en France aussi, le corps du jeune homme noir ou arabe est perçu comme un corps menaçant qu’il faut policer. C’est une donnée importante pour comprendre ce qui mène aux violences policières.