Dans les prisons éthiopiennes : « Ils fouettaient mes pieds nus avec des câbles »
Dans les prisons éthiopiennes : « Ils fouettaient mes pieds nus avec des câbles »
Par Emeline Wuilbercq (Addis-Abeba, correspondance)
L’Ethiopie à cran (2). Après la vague d’amnisties décidée par le gouvernement, d’anciens détenus, opposants politiques, blogueurs ou journalistes, témoignent.
Eskinder Nega ne s’attendait pas à être libéré. Le journaliste éthiopien, accusé en 2012 de haute trahison et d’infractions liées au terrorisme, avait purgé un tiers de sa peine d’emprisonnement de dix-huit ans. Il a retrouvé l’espoir début janvier, quand le chef du gouvernement Hailemariam Desalegn – qui a démissionné entre-temps – a annoncé qu’il procéderait à une vague d’amnisties. C’était avant qu’on lui demande de signer une confession en échange de sa libération : « Je devais admettre que j’appartiens à Ginbot 7 [un groupe d’opposition considéré comme une organisation terroriste par le régime]. Il s’agissait d’accusations forgées de toutes pièces. » Malgré son refus d’obtempérer, Eskinder Nega a retrouvé la liberté le 14 février.
Le journaliste fait partie des milliers d’Ethiopiens libérés depuis janvier. Des prisonniers déjà condamnés ont été graciés, tandis que les charges pesant contre ceux qui sont en instance de jugement ont été abandonnées. Des figures de l’opposition, des membres de la communauté musulmane, des blogueurs étaient concernés par cette mesure visant à renforcer le « consensus national » et à « élargir l’espace politique », selon le premier ministre sortant. Ces libérations n’ont pas cessé malgré sa démission et l’annonce, mi-février, de l’instauration de l’état d’urgence, entériné le 2 mars par la chambre basse du Parlement.
« Nous ne sommes pas des voleurs »
Si Human Rights Watch (HRW) a interprété cette annonce comme « un pas vers la fin de la répression politique », d’autres y ont plutôt vu un fléchissement du pouvoir face à la pression populaire.
L’Ethiopie est secouée depuis plus de deux ans par une vague de manifestations anti-gouvernementales dont la répression a fait officiellement près d’un millier de morts en 2015-2016. L’une des revendications principales des rassemblements récents était la libération des prisonniers. Plus de 20 000 personnes avaient été emprisonnées sous le premier état d’urgence, en vigueur d’octobre 2016 à août 2017. Les deux tiers auraient été libérés, d’après le gouvernement, qui a toujours nié la présence de prisonniers politiques dans ses geôles. « Même si le gouvernement colle n’importe quelle étiquette sur n’importe qui, nous sommes des prisonniers politiques. Nous ne sommes pas des voleurs », affirmait l’opposant Merera Gudina, président du Congrès fédéraliste oromo (OFC), au lendemain de sa libération, en janvier.
Des organisations de défense des droits humains se sont souvent indignées des contours flous de la loi anti-terroriste adoptée en 2009. Elles l’accusent d’être un instrument d’intimidation visant à réduire au silence les dissidents politiques. « Depuis qu’il a pris le pouvoir, le gouvernement a souvent utilisé le système juridique pour emprisonner les membres de l’opposition », écrit Awol Allo sur le site d’Al-Jazeera. Ce commentateur politique éthiopien qui enseigne le droit au Royaume-Uni estime que « les tribunaux ont servi d’instruments puissants de répression et de consolidation du pouvoir ».
« De nombreux prisonniers ont perdu la vue »
Lors de son dernier séjour en prison, l’opposant Bekele Gerba a « vécu dans une pièce sans fenêtre et dormi sur le sol pendant deux ans », raconte-t-il. Son état de santé inquiétant, aggravé par le manque d’accès aux soins, était l’une des raisons d’un appel à la grève mi-février dans la région Oromia. Militants de la diaspora et jeunes de la région – les qeerroo, « garçons non mariés », en langue afaan oromo – réclamaient sa libération immédiate. Après deux jours de grève, M. Bekele était relâché « grâce à la pression populaire ». « Je n’ai pas été torturé » en prison, précise-t-il. La raison, d’après lui, serait la médiatisation de son cas.
De nombreux jeunes n’ont pas eu cette chance, notamment dans le centre de détention de Maekelawi, à Addis-Abeba, que le gouvernement veut transformer en musée. « J’ai entendu des gens pleurer. J’ai vu de mes propres yeux une personne rentrer inconsciente d’un interrogatoire. De nombreux prisonniers ont perdu la vue, certains l’ouïe », poursuit Bekele Gerba.
Dans un rapport accablant, HRW a documenté en 2013 la torture et les mauvais traitements à Maekelawi : « Les enquêteurs utilisent des méthodes coercitives sur les détenus pour leur extorquer des aveux. Les détenus se voient souvent refuser l’accès aux avocats et à leur famille. » Ils seraient punis ou récompensés en fonction de leur conformité aux exigences de ces enquêteurs qui refuseraient ou donneraient l’accès à l’eau, à la nourriture et à l’électricité, indique le rapport.
« Il y avait une sorte de torture médiévale »
Le blogueur éthiopien Befeqadu Hailu, 38 ans, a séjourné 84 jours dans ce centre de détention. C’était en 2014. « Ils fouettaient mes pieds nus avec des câbles, me giflaient tous les jours », raconte-t-il. Libéré sous caution dix-huit mois plus tard, il a été arrêté de nouveau en novembre 2016, peu après l’instauration de l’état d’urgence, et emmené dans un camp militaire sans être traduit en justice. Il y est resté 33 jours. « Ils ont pris soin de ne pas me maltraiter physiquement, contrairement à beaucoup de détenus de l’état d’urgence. » D’après lui, ceux-là ont été « battus âprement, il y avait une sorte de torture médiévale » pour pousser les gens à la confession.
Ensuite, « nous avons subi un entraînement forcé, dit-il, une sorte d’endoctrinement » divisé en six « modules ». L’un de ces modules louait le régime actuel en le comparant à l’empire de Hailé Sélassié et à la dictature militaire de Mengistu Haile Mariam. Un autre dénonçait les critiques « injustes » à l’encontre d’un gouvernement qui enregistre une croissance économique remarquable. La rééducation comprenait également des accusations à l’encontre d’agents locaux « sponsorisés par les néolibéraux », qui seraient les instigateurs d’une « révolution de couleur » à l’ukrainienne en Ethiopie, poursuit le blogueur, qui était directement visé. À la fin de la formation, les détenus étaient forcés de porter un tee-shirt sur lequel était inscrit « Plus jamais ».
Depuis, les charges contre Befeqadu Hailu ont été abandonnées dans le cadre de l’amnistie. « C’est un soulagement d’être une personne libre, même si je n’ai aucune garantie que les mêmes charges ne seront pas portées contre moi », lâche-t-il. La prudence est de mise : le blogueur Seyoum Teshome, très critique à l’égard du gouvernement, a été de nouveau arrêté jeudi 8 mars.
Sommaire de la série « L’Ethiopie à cran »
Entre état d’urgence et signes d’ouverture, Le Monde Afrique prend le pouls d’un pays qui vit une période charnière.