EMMANUEL DUNAND / AFP

Sacrée Belgique… Tandis que Françoise Nyssen, la ministre française de la culture – qui fut belge jusqu’en 1990 – célébrait ce week-end « un lieu symbolique de l’Europe qui se construit » et que Bernard Blistène, directeur du Musée national d’Art moderne, encensait cette coréalisation avec le Centre Pompidou, les premiers visiteurs huppés du Musée Kanal de Bruxelles s’étonnaient. Pas un ministre belge en vue pour célébrer cette réalisation inattendue : un espace de 38 000 mètres carrés dédié à l’art moderne, dans un ancien garage et hall d’exposition André Citröen. Immense bâtiment industriel des années 1930, vestige du rêve automobile, joyau qui, comme beaucoup d’autres dans cette ville hétéroclite et longtemps négligente, semblait voué à la disparition.

Des ministres, il y en avait. Mais seulement ceux de la région de Bruxelles-Capitale. Ceux du gouvernement fédéral brillaient par leur absence, y compris la secrétaire d’Etat Zuhal Demir, une nationaliste flamande qui a la haute main sur les musées fédéraux, et donc sur des milliers d’œuvres modernes, invisibles faute d’espaces suffisant dans une ville région revendiquant fièrement son rôle de capitale… européenne. Invisibles, aussi, les ministres flamands. Et, c’est plus étonnant encore, la ministre de la culture francophone, Aldo Greoli, membre d’un autre niveau de pouvoir également détenteur de milliers d’œuvres.

Car le paradoxe est bien là : dans cette Belgique réputée pour être une terre de collectionneurs publics et privés – banques et grandes entreprises possèdent, elles aussi, de vastes collections – il a fallu rechercher une association avec le Centre Pompidou pour s’assurer que le « geste » initial de la Région ne se limite pas à un simple brassage d’air. En clair, qu’une fois acquis et transformé, Kanal soit à la hauteur de ses ambitions et montre quelque chose à ses visiteurs.

Critiques

Après le récent échec de la construction programmée d’un stade national et le fiasco d’un piétonnier urbain à la triste mine au cœur même de la ville, alors que la « bruxellisation », qui désigne les ravages urbanistiques d’une ville livrée aux seuls promoteurs, est un phénomène connu des architectes du monde entier ; la ville région allait-elle au-devant d’une autre déconvenue ? Possible, d’autant que, cette fois, les critiques et les promesses de blocage n’émanaient pas seulement du monde politique.

Le directeur des Musées royaux des Beaux-Arts, l’un des principaux pôles artistiques de la ville, a fait davantage que s’étonner d’un projet régional qu’il jugeait totalement incongru. Dirk Snauwaert, directeur du Musée Wiels, se réjouit qu’un pouvoir public se soucie enfin de culture mais déplore que Bruxelles « au lieu de subventionner ses institutions » soit devenue « le plus grand sponsor » de Pompidou – la Région verse une rente annuelle de 2 millions à Beaubourg pour sceller une association qui courra jusqu’en 2027. Des responsables du patrimoine se sont, eux, étonnés que le futur Musée soit logé dans un garage plutôt que dans les halles métalliques des Musées du Cinquantenaire, l’autre grand pôle, avec notamment le Musée d’art et d’histoire. Il est vrai que le Cinquantenaire abrite le musée… automobile Autoworld, auquel on pouvait trouver quelques affinités avec Citroën.

EMMANUEL DUNAND / AFP

Préfiguration de la réalisation finale

Négligeant obstacles et critiques, fondées ou non, le gouvernement régional a, en tout cas, réussi une gageure aux allures de première dans ce royaume de la complexité : mener à bien, en l’espace de cinq années, son projet. Celui-ci ne sera toutefois vraiment concrétisé qu’en 2022 : l’inauguration du 4 mai fut celle de « Kanal Brut » seulement. Une préfiguration de la réalisation finale, après rénovation complète du paquebot de verre et d’acier, situé à la lisière de Molenbeek. D’ici à juin 2019, moment du démarrage des grands travaux, le public pourra découvrir les lieux d’exposition (art visuel, architecture, design), mais aussi de spectacles et de concerts.

Pour cette première phase de la naissance de Kanal, trois zones du garage ont retenu l’attention des spécialistes français et belges. Les anciens vestiaires, les bureaux et la carrosserie. Sculptures, installations, compressions, vidéos ont été extraits des réserves du Centre Pompidou et parsèment un itinéraire vraiment étonnant. Qui ne ravira pas seulement les dix artistes bruxellois, ou vivant à Bruxelles, invités à produire une œuvre originale pour ce musée improbable où l’on montrera donc autre chose que ce que beaucoup de Belges n’ont… jamais vu. A savoir, ce qui dort dans les caves des autres musées d’art contemporain de leur pays.