Centrafrique : « L’acquittement de Jean-Pierre Bemba est un choc pour les victimes et un échec pour la CPI »
Centrafrique : « L’acquittement de Jean-Pierre Bemba est un choc pour les victimes et un échec pour la CPI »
Par Marceau Sivieude
Pour Marceau Sivieude, de la FIDH, le chef de guerre congolais était bien au courant des crimes perpétrés par ses troupes en 2002 en Centrafrique.
Tribune. Vendredi 8 juin, trois juges sur cinq de la chambre d’appel de la Cour pénale internationale (CPI) décidaient l’acquittement de Jean-Pierre Bemba. Ils déchiraient ainsi le jugement en première instance qui avait condamné le chef de guerre et homme politique congolais à dix-huit ans de prison pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Ces crimes ont été commis par les troupes de Bemba envoyées se battre en 2002 en Centrafrique, en soutien à un régime vacillant confronté à une rébellion.
En 2002, j’ai fait partie de la mission de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) qui a enquêté en Centrafrique sur les crimes perpétrés contre les civils par toutes les parties au conflit. En pleine guerre, nous avions recueilli les témoignages de femmes, d’hommes et d’enfants, victimes ou témoins de viols collectifs, d’assassinats, de bombardements, de tirs à l’aveugle et de pillages, qui s’étaient trouvés sur le chemin des combattants. Si l’armée et les rebelles avaient commis leur lot de violations, les récits des atrocités commises par les mercenaires de Bemba étaient légion.
En l’absence de poursuites judiciaires au niveau national, l’ouverture d’une enquête de la CPI sur la situation en Centrafrique avait suscité l’espoir pour les victimes d’être enfin reconnues et entendues par une justice indépendante. C’était aussi une occasion pour la Cour de se saisir de cas de violences sexuelles – si souvent pratiquées comme arme de guerre dans les conflits. Une opportunité également d’établir une jurisprudence forte sur la responsabilité des supérieurs hiérarchiques qui envoient leurs troupes semer la mort parmi les civils, en toute impunité. Le verdict en appel a été un choc pour les victimes, dont plus de 5 000 avaient courageusement participé à la procédure devant la Cour.
Parodie de procédure
Des enseignements doivent être tirés de ce jugement. Tout d’abord, l’absolue nécessité du renforcement de la politique pénale du bureau de la procureure de la CPI. La FIDH avait en effet déploré qu’un seul mandat d’arrêt soit émis s’agissant des crimes commis en Centrafrique. Cette décision générait des interrogations sur l’étendue de l’enquête, laissait de côté de nombreuses victimes et revêtait un risque énorme en cas d’échec judiciaire. L’étonnement fut grand, par ailleurs, de voir que le mandat incriminait d’abord Bemba en tant qu’auteur direct des crimes et non en tant que supérieur hiérarchique. Une erreur rapidement rectifiée, mais qui questionnait à nouveau la politique pénale du procureur de l’époque.
Ensuite, certaines conclusions de la chambre d’appel créent une jurisprudence qui risque d’entraver le mandat même de la CPI, à savoir le jugement des principaux responsables des crimes les plus graves. Les juges majoritaires ont considéré que Bemba ne pouvait pas être responsable des agissements criminels de ses troupes, car, bien qu’étant leur supérieur, il n’avait pas un contrôle effectif sur celles-ci, n’étant pas présent sur le théâtre des opérations. Pour eux, Bemba n’avait pas connaissance de la réalité des crimes commis et avait même bien agi en sanctionnant à l’époque certains de leurs auteurs.
Les deux juges qui ont exprimé une opinion dissidente ont, à raison, très vivement critiqué ce positionnement. Ils ont relevé l’évidence en affirmant que Bemba était bien au courant des crimes perpétrés par ses troupes, rappelant notamment la lettre écrite par Bemba au président de la FIDH dans laquelle il reconnaissait l’existence d’exactions. Ces juges ont mis en avant le fait que Bemba était en communication régulière avec ses commandants sur le terrain. Il recevait leurs rapports et leur donnait des ordres sur les opérations à mener. Quant à la parodie de procédure que Bemba a diligentée contre certains de ses hommes, elle ne peut que démontrer le contrôle effectif exercé par celui-ci sur ses troupes.
Il faut renforcer la CPI
L’approche restrictive de la chambre d’appel concernant la responsabilité du supérieur hiérarchique est préoccupante en ce qu’elle vide cette responsabilité de son sens. Juger les principaux responsables des crimes de guerre, génocides et crimes contre l’humanité suppose de ne pas s’en tenir qu’aux exécutants mais bien de s’en prendre à ceux qui sont à leur tête, qui financent les opérations et donnent les ordres.
Si, dans cette affaire, on peut noter que les droits de la défense ont été parfaitement respectés (alors même que Bemba et certains de ses conseils ont été condamnés pour subornation de témoins…), ce verdict nourrira à n’en pas douter les dures critiques déjà émises contre la CPI, stigmatisant son incompétence ou sa partialité. Des critiques souvent portées par des Etats dont les forces armées sont responsables de graves violations des droits humains dans des situations de conflit et/ou qui ne sont pas parties à la CPI. Des critiques également issues d’Etats qui ne coopèrent pas avec la Cour ou qui ne lui donnent pas les moyens financiers adéquats pour renforcer ses enquêtes.
La CPI est une belle idée, une création historique et encore une jeune institution. Elle doit être une cour véritablement universelle pour lutter contre l’impunité quand les justices nationales sont défaillantes. Il faut indéniablement la renforcer pour éviter qu’elle ne disparaisse sous le flot des critiques, mais également pour qu’elle réponde véritablement aux espoirs fondés en elle par les victimes et familles de victimes des crimes les plus graves. Interviewée par la FIDH quand la CPI annonçait l’ouverture d’une enquête sur la situation en Centrafrique, une femme victime de violences sexuelles commises par les troupes de Bemba avait déclaré : « Je revis. »
Marceau Sivieude est directeur des opérations de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH).