« Le lac Tchad reste l’une des plus graves crises humanitaires »
« Le lac Tchad reste l’une des plus graves crises humanitaires »
Propos recueillis par Laurence Caramel
Les risques de famine ont été écartés, mais l’ONG MSF s’inquiète que les objectifs de développement deviennent prioritaires par rapport aux besoins des populations.
Des réfugiés nigérians dans le camp surnommé « Dar-es-Salam », près de Baga Sola, au Tchad, en avril 2015. / PHILIPPE DESMAZES/AFP
Avec la Syrie ou du Yémen, la crise humanitaire qui touche les pays riverains du lac Tchad – Cameroun, Niger, Nigeria et Tchad – reste l’une des plus aiguës de la planète. Près de 11 millions de personnes, dont 4 millions dans le seul Etat de Borno dans le nord-est du Nigeria où est apparu en 2009 le mouvement djihadiste Boko Haram, ont besoin d’assistance.
Une première conférence internationale des donateurs, à Oslo en février 2017, avait permis de lever suffisamment de fonds pour faire reculer les risques de famine et venir en aide aux 2,5 millions de déplacés. Dix-huit mois plus tard, le deuxième rendez-vous organisé les 3 et 4 septembre à Berlin, a tenté de maintenir la mobilisation alors que moins de la moitié des besoins pour 2018, soit 1,5 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros), ont été financés.
François Tillette de Montort, chargé des affaires humanitaires de l’ONG Médecins sans frontières (MSF), à Genève, revient sur l’ampleur de cette crise. MSF déploie plus de 2 000 personnes – médecins, infirmiers, psychologues… – dans la zone.
Quelle évaluation faites-vous de la situation autour du lac Tchad ?
François Tillette de Montort Cette crise qui entre dans sa dixième année continue de faire des victimes et la situation humanitaire reste grave, même si les risques de famine ont été écartés. Des pans importants de territoires demeurent inaccessibles compte tenu de la présence de groupes insurgés ou des opérations militaires menées par les armées. 800 000 personnes restent piégées dans des enclaves inaccessibles pour le seul Etat de Borno, selon les estimations des Nations unies. Elles continuent de sortir au compte-gouttes, par petits groupes et nous les trouvons dans un état de grande faiblesse et de malnutrition. Ailleurs, il faut aussi savoir qu’une bonne partie de la réponse humanitaire ne peut se faire que par hélicoptère. C’est la seule façon de gérer l’insécurité, mais cela limite nos interventions aux villes, laissant les campagnes sans assistance.
L’accès à ces groupes isolés fait partie de vos principales demandes…
Les organisations humanitaires continuent en effet de réclamer un accès libre, neutre et indépendant dans le respect des grands principes qui fondent notre action à l’ensemble des populations affectées.
A Berlin, les Nations unies ont insisté sur la nécessité d’enclencher des processus de développement pour sortir la région de l’urgence humanitaire. Qu’en pensez-vous ?
Les Nations unies veulent promouvoir une « nouvelle façon de travailler » qui consiste à s’interroger sur la façon de raccrocher les questions de développement et la gestion d’une crise humanitaire durable de façon à construire la paix. Traditionnellement, ces moments – celui de l’humanitaire et celui du développement – étaient séparés. Personne ne peut être contre l’idée qu’il faut préparer la paix par le développement, mais nous sommes néanmoins inquiets que des objectifs de développement qui peuvent être très politiques puissent devenir prioritaires par rapport aux besoins immédiats des populations. En tant qu’organisation humanitaire d’urgence, nous sommes ancrés dans le présent. Nous intervenons pour sauver des vies. Or les besoins sur les pourtours du lac Tchad restent si importants. Des moyens ont été débloqués mais il subsiste un fossé avec ce qu’il faudrait fournir à ces populations pour assurer des moyens de subsistance basiques.
Se focaliser sur le développement vous semble prématuré ?
Je ne dis pas que c’est ce à quoi nous assistons, mais nous percevons un risque. Les 2,5 milliards de dollars d’aide annoncés à Berlin concernent pour l’essentiel des projets de développement à long terme. Or, pour nous, la première des priorités doit rester de protéger et de mettre à l’abri les millions de personnes affectées par les conflits. La réponse humanitaire n’est à ce jour toujours pas satisfaisante. Trop peu par exemple a encore été fait pour mettre à l’abri les femmes déplacées des violences sexuelles ou mettre à disposition des systèmes d’accès à l’eau et à l’assainissement qui limitent les risques sanitaires.
Le développement met en avant des acteurs différents comme la Banque mondiale et, surtout, les gouvernements. Il comporte des enjeux politiques qui peuvent conduire à polariser les actions sur certaines régions, sur certaines populations. Pour remplir sa mission, l’action humanitaire doit pouvoir préserver sa totale neutralité.