Abstentions, départ… assiste-t-on à une fronde des députés de la majorité ?
Abstentions, départ… assiste-t-on à une fronde des députés de la majorité ?
Propos recueillis par Manon Rescan
Après les coups durs subis par le groupe La République en marche (LRM) cette semaine, Manon Rescan, chargée du suivi du Parlement, a répondu à vos questions.
Cinquante députés La République en marche (LRM) sur 300 se sont abstenus sur le texte de la loi « anticasseurs », le 5 février. Le lendemain, le député Matthieu Orphelin, proche de Nicolas Hulot, a annoncé son départ du parti. Deux coups durs subis par le groupe majoritaire. Les oppositions y voient un début de « fronde ». Qu’en est-il réellement ?
Gregory : Bonjour. Depuis le début du quinquennat, combien de députés LRM ont quitté le groupe ?
Manon Rescan : Bonjour et merci pour vos questions. Depuis le mois de juin, huit députés ont quitté le groupe. Un seul a été exclu : Sébastien Nadot, qui avait voté contre le budget en décembre 2018. Les autres l’ont quitté d’eux-mêmes. Certains pour des raisons politiques, comme Matthieu Orphelin ; d’autres déplorant le manque de démocratie dans le groupe, comme Frédérique Dumas, qui a rejoint le groupe Union des démocrates et indépendants (UDI).
Victor : La loi « anticasseurs », grand diviseur, est-elle à l’initiative directe d’Emmanuel Macron ou bien du groupe LRM ?
La loi « anticasseurs » n’est pas une proposition de loi de la majorité. Le gouvernement a repris un texte écrit et voté par la majorité Les Républicains au Sénat, et a procédé à sa réécriture en collaboration avec la majorité LRM à l’Assemblée.
Triste temps : Avez-vous des informations sur ce qui a été dit au sein du groupe sur le départ de Matthieu Orphelin ?
Les réactions sont partagées au sein du groupe LRM après le départ de l’écologiste Matthieu Orphelin. Le député du Maine-et-Loire a toujours gravité à la fois aux marges et au centre du groupe. Sa voix était souvent dissonante, mais c’est un acteur politique clé de la majorité.
Dans les réactions recueillies depuis son départ, les députés étaient divisés. Certains voyaient en lui un écolo supportant mal le compromis. D’autres voulaient y voir un signal d’alarme concernant le volontarisme du gouvernement en matière de transition écologique.
Guillaume B : Cette fronde est-elle en train de s’organiser pour peser durablement dans les débats internes ?
Il est toujours compliqué de parler de « fronde ». Cette semaine, il s’est passé plusieurs événements qui montrent qu’à l’intérieur du groupe des députés ont envie de faire entendre une voix différente de celle de l’exécutif. Certaines de ces voix se sont organisées : le 6 février, par exemple, une vingtaine de députés ont mis en place une conférence de presse commune sur l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).
Toute la difficulté depuis le début du quinquennat est de savoir dans quelle mesure ces voix pourraient s’accorder sur d’autres sujets que ces thématiques précises. Depuis le printemps 2018, des petits groupes se sont agglomérés sur des sujets précis et sans forcément être organisés, pour s’opposer à certains projets du gouvernement (asile et immigration, glyphosate, contribution sociale généralisée…). On est toutefois loin des « courants » à la mode socialiste.
Une exception à cela : un petit groupe d’une quinzaine de députés est déjà très organisé. Depuis la fin de 2018, ils tentent de porter une ligne de gauche. Mais impossible de dire s’ils dureront ou s’ils feront école.
Marie tché : Pourrait-on dire que ces dissidences au sein de LRM correspondent à un déficit d’application d’un programme « de gauche » de la part du président ?
C’est souvent ce qu’invoquent, dans des mots plus pudiques (à La République en marche on préfère parler de politique « sociale » plutôt que de politique de « gauche ») ceux qui s’opposent régulièrement à certains desseins du gouvernement. La singularité du pouvoir actuel est que le « barycentre » de la majorité est plutôt situé au centre gauche, mais celui du gouvernement est au centre droit. Il y a un certain consensus sur la politique économique, qui a été la priorité du début de quinquennat. Mais depuis le début, une partie de la majorité pousse pour que l’exécutif accélère sur sa jambe gauche.
Guy Maurel : Selon vous assistera t-on à une grande fronde comme cela a été le cas sous Hollande ? Et pourquoi Emmanuel Macron ne réagit pas ?
La fronde socialiste était beaucoup plus organisée. Des députés s’opposaient clairement à la politique de l’exécutif en votant contre certaines lois. A LRM cela reste des abstentions, qui sont encore rares.
Emmanuel Macron continue à avoir une très forte aura au sein du groupe. De plus, le président s’est fait élire sur la promesse de faire vivre cette diversité. S’il déclare publiquement que ces expressions lui déplaisent, il tue cette promesse. C’est d’ailleurs ce sur quoi s’appuient les cadres d’En marche ! aujourd’hui pour relativiser les difficultés actuelles. Le problème pour le groupe LRM est surtout qu’il ne faut pas que ces expressions divergentes le privent de majorité lors de l’adoption de textes.
Emma Heri Ohen : Peut-on vraiment parler de « fronde » alors que certains députés LRM se posent peut-être tout simplement la question de faire correctement leur travail, plutôt que de suivre aveuglément les consignes du gouvernement ?
C’est toute la question de la place du Parlement dans la Ve République ! Comment doit se comporter un député de la majorité : faire entendre sa voix propre ou s’incliner devant le gouvernement ? C’est en réalité moins caricatural : le travail de la loi est une collaboration entre le Parlement et l’exécutif et, bien souvent, entre un ministre et sa majorité. Parfois le dialogue se passe bien, et un consensus peut être trouvé bien avant la discussion publique du texte avec les parlementaires. Parfois, il est impossible.
La proposition de loi « anticasseurs » a été examinée dans des délais très brefs, il est donc possible que l’ampleur des réserves qu’elle suscitait dans la majorité n’ait pas été suffisamment mesurée. Il est aussi certain que depuis la crise des « gilets jaunes » la majorité veut davantage se faire entendre de l’exécutif et se montre plus intransigeante.
Tete2herisson : Vous soulignez le fait que la majorité n’a pas intérêt à refuser des divergences internes. Mais alors pourquoi Sébastien Nadot a-t-il été exclu pour ne pas avoir accepté le budget ?
Le vote contre le budget a été considéré comme une ligne rouge de la part de la direction du groupe LRM, dans la mesure où il signifiait une opposition à l’ensemble des politiques engagées pour l’année par le biais du budget.
Rappelons ensuite qu’à La République en marche un vote contre l’ensemble d’un projet de loi est toujours un « pêché mortel », comme disait Richard Ferrand, ancien patron de la majorité, et qu’il signifie une exclusion. C’est bien pour cela que le 5 février, ceux qui avaient des réserves sur la proposition de loi « anticasseurs » se sont contentés de s’abstenir.
Gaston : Selon vous, est-ce que les députés LRM pensent toujours qu’ils représentent la société civile ? Ont-ils conscience que les « gilets jaunes » représentent une autre fraction de cette société civile ?
Les députés LRM pensent toujours qu’ils représentent la société civile, même si cette expression est un peu galvaudée. Mais arrivés à l’Assemblée ils ont découvert que même s’ils étaient « sans étiquette », ils devaient être solidaires de la ligne de La République en marche.
Mais tous ont parfaitement conscience que les « gilets jaunes » sont aussi d’une certaine manière la « société civile ». Beaucoup m’ont raconté leur désarroi en constatant qu’aujourd’hui ils n’étaient plus considérés comme « société civile » mais comme « députés ». Certains se sont aussi rendu compte que le groupe LRM représente une certaine société civile : très diplômée, plutôt CSP +… l’inverse de ce que sont les « gilets jaunes ».
Idéologie : Les dissensions au sein du groupe LRM ne viennent-elles pas simplement de l’absence d’idéologie claire rassemblant les membres de ce parti ?
Il leur manque une colonne vertébrale. Depuis dix-huit mois En marche ! s’aperçoit que le programme d’Emmanuel Macron, qui est le plus petit dénominateur commun des députés, n’est pas suffisant. Les députés que nous rencontrons se sont souvent engagés pour des raisons très différentes. Mais une fois entrés dans le fond des projets de loi, certains ont découvert des points avec lesquels ils n’étaient pas en accord.
En marche ! manque aussi d’une histoire et de combats communs. C’est dans les batailles que les rangs se resserrent et que se crée la solidarité.
Fred10 : La fronde, n’êtes-vous pas en train de la créer de toutes pièces ? Il y a toujours eu des différences de point de vue au sein de LRM. Le départ de Joachim Son-Forget n’avait pas fait tant d’émules. Celle-ci est loin d’égaler la fronde sous le président Hollande.
C’est bien ce que j’écrivais plus tôt : il est compliqué de parler de « fronde » et la situation est très différente de celle des socialistes.
Le départ de Joachim Son-Forget à la fin de décembre a fait moins d’émules car ce dernier ne portait pas une ligne politique, contrairement à Matthieu Orphelin. Ces deux départs n’ont rien à voir. On parle d’un côté d’un député qui fait le buzz avec des tweets provocateurs avant de quitter le groupe dont il critique le manque de démocratie interne ; et de l’autre, d’un député qui était un véritable aiguillon sur les questions de transition écologique au sein du groupe.
Ce qui justifie les questionnements cette semaine, c’est bien que, d’une part, cinquante députés se sont abstenus sur la proposition de loi « anticasseurs ». De l’autre, une vingtaine de députés remettent en question la théorie du ruissellement qui a justifié la réforme de l’ISF. Dans la vie de cette majorité, ça n’est pas neutre. Les semaines à venir nous diront si nous avons affaire à une frange de la majorité qui veut simplement davantage se faire entendre du gouvernement ou si elle en contestera systématiquement la ligne.