Lors de la manifestation contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika, à Alger, le 1er mars. Sur la pancarte, on peut lire : « Nous aimons ce pays. » / ZOHRA BENSEMRA / REUTERS

Il n’est pas encore 14 heures, vendredi 1er mars à Alger. Un petit groupe dévale les escaliers pour descendre vers la rue Didouche-Mourad, l’artère commerçante du centre-ville. Trois garçons sont interpellés par des policiers et emmenés au commissariat. « Ils nous ont retiré nos drapeaux, nos panneaux, nos bouteilles de vinaigre [pour se protéger du gaz lacrymogène]. Ils nous ont menacés d’avoir des problèmes si on ne rentrait pas chez nous », raconte Walid, étudiant, accompagné de son camarade Ghiles. Sitôt libérés, tous deux sont revenus manifester.

Des centaines de milliers d’Algériens ont défilé dans la capitale contre un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, au pouvoir depuis 1999. Encore plus nombreux que lors de la manifestation du vendredi précédent, et avec une même ­préoccupation : maintenir à tout prix le caractère pacifique de la contestation dans un pays meurtri par la violence.

« On veut exprimer notre besoin de voir du changement », explique Dalia, qui n’avait manifesté qu’une seule fois, en 2010, contre la réforme de l’université. Parmi son groupe d’amis, on est plutôt sereins et ravis, même si leurs proches ont exprimé des inquiétudes. « Mes parents avaient peur que l’armée sorte », raconte Cha­hinez, évoquant le souvenir des journées sanglantes d’octobre 1988, lorsque les militaires avaient ouvert le feu sur la foule dans le quartier de Bab El-Oued.

Rester irréprochables, ne pas provoquer les forces de l’ordre. La volonté d’offrir une image pacifique s’est répandue tout au long des heures de manifestation qui ont rythmé l’après-midi. Le souvenir des dernières expériences de manifestations populaires, dramatiques, est toujours présent : les émeutes du mois d’octobre 1988, le terrorisme des années 1990, les manifestations de Kabylie en 2001 qui ont fait 126 morts.

Alors que le cortège descend en direction de la Grande Poste, Rachid Nekkaz, populaire candidat à la présidentielle, apparaît tout à coup suspendu, se tenant à un balcon. Bloqués par les forces de l’ordre, les manifestants décident de faire dévier le parcours de la marche. « Nous ne sommes pas venus pour Nekkaz », lance l’un d’entre eux. « Le peuple ne veut ni Bouteflika ni Saïd », le frère du président, scande joyeusement la foule. Un « chuuut » parcourt les rangs quand les manifestants passent devant un hôpital.

Drapeau algérien tendu, un groupe de supporteurs de football remonte le boulevard : « Ouyahia, l’Algérie n’est pas la Syrie. » Une réponse au premier ministre, Ahmed Ouyahia, qui la veille s’était dit inquiet « des manipulations ». « Les citoyens ont offert des roses aux policiers, c’est beau. Mais je rappelle qu’en Syrie, ça a commencé aussi avec les roses. »

« Pas de casse »

Près du Palais du peuple, le cortège est bloqué par la police. Des détonations retentissent. Les forces de l’ordre tirent des gaz lacrymogènes. Une jeune femme, qui a enfilé un blouson de l’équipe nationale de football pour l’occasion, sort un flacon de vinaigre de son sac et le partage autour d’elle. Les manifestants crient « silmiya, silmiya » (« pacifique, pacifique »). Des jeunes qui frappent violemment sur les grilles de commerces pour accompagner leurs chants se font rabrouer. « C’est bien qu’il n’y ait pas de casse. L’Etat s’attend à ce qu’il y ait des casseurs, c’est ce qu’ils cherchent », souligne la jeune femme.

Dans la confusion, certains manifestants tentent de rebrousser chemin, sans y parvenir. Un autre homme répète à voix haute : « Marchez doucement ! Laissez de l’espace entre vous ! » D’autres voix s’élèvent pour qu’on cède le passage à un vieil homme visiblement affaibli. Lorsqu’une ambulance se présente, la foule, disciplinée, s’ouvre en deux pour laisser le véhicule passer rapidement. Des habitants font descendre des bouteilles d’eau fraîche de leurs balcons avec des sacs accrochés au bout d’une corde.

Il est 16 heures, les manifestants ne chantent plus, mais ils restent calmes. Des jeunes hommes s’emportent : « Mais pourquoi vous repartez ? On va vers El-Mouradia ! », le quartier de la présidence de la République. « C’est bloqué ! Ils sont capables de nous tirer dessus. On s’en va », répond un homme, en secouant la tête. Cela fait plus de trois heures que le cortège a démarré du centre-ville. Tandis qu’un groupe tente d’approcher la présidence, la foule se disperse dans le quartier du Telemly. Grands sacs rouges en plastique à la main, des manifestants ramassent les bouteilles en plastique vides qui jonchent le sol.

En fin de journée, des affrontements opposeront bien des jeunes aux forces de l’ordre près de la présidence, mais ils sont restés limités. Ils ont fait une dizaine de blessés parmi les manifestants. Un homme est mort, victime d’un malaise dans une bousculade pendant les heurts. Les autorités ont annoncé 45 interpellations. « La semaine dernière, je ne suis pas venue, je n’avais pas confiance en l’appel à manifester. Mais j’ai l’impression que les Algériens sont contents de se retrouver », dit en souriant Faiza. Abdelhafidh ajoute : « Vous avez vu, en une semaine, c’est devenu normal d’aller manifester ! »