La NSA et le Pentagone ont échoué à protéger leurs lanceurs d’alerte
La NSA et le Pentagone ont échoué à protéger leurs lanceurs d’alerte
Pour la première fois, le responsable de l’enquête interne sur Thomas Drake, le prédécesseur d’Edward Snowden, a exprimé ses doutes sur le sort réservé aux lanceurs d’alerte.
Edward Snowden, le 5 septembre 2015. | NTB SCANPIX / REUTERS
En 2013, quelques mois avant qu’Edward Snowden ne révèle au monde entier l’existence du système de surveillance de masse d’Internet mis en place par la NSA (l’agence américaine de sécurité) et ses alliés, un enquêteur travaillant pour le Pentagone était poussé à la démission par sa hiérarchie, au terme d’une longue procédure interne. John Crane était spécialisé dans les informations fournies par des lanceurs d’alerte : il était le responsable de la cellule dédiée du Pentagone lorsqu’en 2002, il avait été approché par un autre lanceur d’alerte célèbre, Thomas Drake, lui-même haut placé à la NSA.
Thomas Drake, régulièrement cité en exemple par Edward Snowden, était très critique vis-à-vis d’un nouveau programme de la NSA, baptisé Trailblazer, un outil d’analyse de données qu’il jugeait à la fois illégal et peu efficace. Il avait donc contacté, avec d’autres collègues, le service dédié aux lanceurs d’alerte internes, pour faire remonter ses craintes. L’enquête avait été confiée à John Crane.
Durant deux ans, John Crane et son équipe ont alors collecté patiemment des milliers de pages de documents, et achevé en décembre 2004 un rapport chargeant fortement le programme Trailblazer – qui sera finalement abandonné. Le système d’alerte interne avait parfaitement fonctionné. Du moins, jusqu’à ce que Thomas Drake se retrouve mis en examen. Après la publication d’un article dans le New York Times évoquant les programmes secrets de la NSA, le FBI avait ouvert une enquête pour vol de documents. M. Drake fut finalement mis en examen, encourant la prison à vie, alors que, salon John Crane, il n’avait fait que suivre les procédures de l’agence, qui conseille aux lanceurs d’alerte de conserver les documents appuyant leurs allégations.
John Crane, qui s’exprime pour la première fois dans un livre du journaliste américain Mark Hertsgaard, « Bravehearts : Whistle Blowing In The Age of Snowden » (non traduit en français), est convaincu que ses propres collègues du Pentagone ont trahi Thomas Drake au lieu de le protéger, d’abord en fournissant son identité au FBI pour qu’ils ouvrent une enquête, avant de détruire des documents internes qui auraient été utiles à sa défense. Bien que les charges aient été abandonnées contre lui, Thomas Drake est aujourd’hui ruiné, et a vu sa carrière professionnelle s’effondrer. Tout juste a-t-il réussi à trouver un travail dans un Apple Store. « Le gouvernement a passé de nombreuses années à essayer de me briser, et plus je résistais, plus ils se sont montrés cruels », a-t-il témoigné auprès du journaliste.
« Ils vont passer l’affaire à la trappe, et vous avec »
Le sort réservé à M. Drake explique en grande partie le choix d’Edward Snowden de donner les documents en sa possession à des journalistes plutôt que de passer par la voie hiérarchique. « Quand j’étais à la NSA, tout le monde savait que pour les choses plus graves que du harcèlement au travail, passer par la voie officielle signifiait la fin de votre carrière, au mieux. Ça fait partie de la culture de la maison », a dit Edward Snowden au Guardian. « Si votre chef au service du courrier triche sur ses fiches de temps de travail, l’inspection générale ouvrira peut-être une enquête. Mais si vous êtes Thomas Drake, et que vous avez découvert que le président des Etats-Unis a ordonné des écoutes sans mandat judiciaire dans l’ensemble du pays, que vont-ils faire ? Ils vont le passer à la trappe, et vous avec. »
Les informations révélées par M. Crane ont une importante portée politique. Aux Etats-Unis, le président, Barack Obama, comme sa secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, Hillary Clinton, ont affirmé à plusieurs reprises qu’Edward Snowden ne pouvait attendre aucune clémence de la part de la justice américaine, parce qu’il aurait dû passer par les procédures internes pour dénoncer ce qu’il voulait dénoncer. « Si n’importe quel individu qui est opposé à la politique du gouvernement peut décider seul de rendre publiques des informations classées, nous ne serons jamais en mesure d’assurer la sécurité de notre pays ou d’avoir une politique étrangère », avait également déclaré M. Obama en 2014.
Mais l’enquête de Mark Hertsgaard montre pourquoi les systèmes internes mis en place au Pentagone et à la NSA n’ont, par le passé, pas fonctionné – et n’ont pas été en mesure de protéger les lanceurs d’alerte. Edward Snowden, qui a appelé à une refonte totale du système de signalement interne, affirme avoir évoqué ses doutes quant aux programmes secrets de la NSA à plusieurs reprises – et s’être entendu répondre : « Tu joues avec le feu ».