Pourquoi il n’y a pas de lauréat 2015 du prix Ibrahim pour un leadership d’excellence en Afrique
Pourquoi il n’y a pas de lauréat 2015 du prix Ibrahim pour un leadership d’excellence en Afrique
Le président du comité de la Fondation Mo Ibrahim fait le bilan de dix ans d’existence du prix, qui n’a été décerné que cinq fois depuis 2006.
Le milliardaire anglo-soudanais Mo Ibrahim, en septembre 2015, à New York. | Mark Sagliocco/AFP
Quel que soit le pays, quel que soit le continent, la qualité et l’impact du leadership gouvernemental sont essentiels. C’est au chef de l’exécutif qu’il revient d’évaluer les risques, de définir et de hiérarchiser les priorités pour son pays et de canaliser efforts et ressources pour s’assurer qu’ils portent là où il faut.
Lorsque ces décisions vont dans le bon sens, le pays et les citoyens peuvent progresser, peu importent les obstacles et les difficultés. Dans le cas contraire, quels que soient par ailleurs le niveau de l’engagement, la bonne volonté et les efforts fournis, la progression trébuchera.
Sur le continent africain, l’importance et l’impact du leadership exécutif comptent, à bien des égards, plus qu’ailleurs. Les défis auxquels l’Afrique est confrontée sont en effet plus graves et plus complexes qu’ailleurs. Même le changement climatique y cause d’ores et déjà plus de dégâts.
Absence d’institutions matures
Et pourtant, pour affronter et résoudre ces défis, les dirigeants africains partent avec un lourd handicap, et disposent d’infiniment moins de ressources que leurs pairs des pays plus avancés. L’absence d’institutions matures et performantes comme d’une culture démocratique solidement enracinée rend l’exercice du leadership plus difficile, et le succès de celles ou ceux qui relèvent le gant d’autant plus remarquable.
Tel est le contexte qui a conduit à instituer en 2006 le prix Ibrahim pour un leadership d’excellence en Afrique. La Fondation Mo Ibrahim a souhaité mettre en exergue les dirigeants d’exception et identifier des modèles réunissant les qualités nécessaires à tous les niveaux des sociétés africaines.
Le prix vise également à fournir aux lauréats les moyens d’élargir leur action publique au niveau de leur continent, une fois achevé leur mandat national. Il n’y a guère que les anciens dirigeants occidentaux pour percevoir de généreuses pensions, des jetons de présence lucratifs ou prononcer des conférences payées rubis sur l’ongle leur permettant de continuer le cas échéant à subventionner des activités publiques.
Mo Ibrahim finance le prix qui porte son nom à travers sa fondation, mais ne siège pas au comité chargé chaque année d’identifier, ou non, un lauréat. Ce comité, que j’ai l’honneur de présider actuellement, se réunit plusieurs fois au cours de l’année, comme nous l’avons fait il y a quelques jours, afin d’évaluer les candidats éligibles pour l’année 2015.
C’était également notre dixième réunion conclusive. Le moment est donc bien choisi pour revenir sur ces dix années écoulées.
Construire un héritage solide
Indéniablement, le prix Ibrahim a réussi à attirer l’attention et à stimuler le débat sur l’importance du leadership en Afrique. Comme nous le souhaitions, il a également constitué une plateforme pour que les dirigeants d’exception puissent poursuivre leurs contributions au service de l’intérêt général du continent.
Le président Pedro Pires, lauréat 2011, a ainsi utilisé son prix pour créer un Institut pour le leadership destiné aux jeunes dirigeants du Cap-Vert et du continent. Le président botswanais Festus Mogae, lauréat 2008, a réuni des personnalités africaines de premier plan (notamment le président mozambicain Joaquim Chissano, lauréat 2007, et le président namibien Hifikepunye Pohamba, lauréat 2014) dans le cadre du projet Champions for an HIV-Free Generation. Les présidents Chissano et Mogae ont également été des médiateurs actifs dans plusieurs conflits et différends, comme à Madagascar, au nord de l’Ouganda avec l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) ou au Soudan du Sud. Tous s’impliquent dans la promotion d’une gouvernance de qualité.
Il reste que, lorsque l’on examine la dernière décennie, on constate que le processus de décision du comité et ses critères de choix n’ont pas toujours été perçus clairement. C’est notamment le cas lorsque le comité a décidé de ne pas désigner de lauréat. Cette décision semble pointer du doigt la faiblesse de la gouvernance sur le continent. C’est méconnaître la portée et l’objectif du prix Ibrahim.
Dès le départ, la barre a été placée très haut. Le prix Ibrahim ne couronne pas les bons dirigeants – nombreux en Afrique –, mais des individus véritablement exceptionnels, par définition assez rares. Il n’est donc pas surprenant que le prix ne soit pas attribué chaque année.
Transformer son pays et ses concitoyens
Pour prendre sa décision, le comité s’appuie largement sur l’expérience de premier rang que ses membres ont des défis spécifiques de l’exercice du pouvoir, en Afrique et au-delà. Cela permet d’évaluer l’excellence du leadership par rapport à des défis très divers.
Le point commun entre tous nos lauréats est la capacité à transformer leur pays et leurs concitoyens. Nous souhaitons identifier des candidats qui, par leur exceptionnel exercice du pouvoir, ont construit un héritage solide et fait progresser leur pays, y compris dans sa culture démocratique. Nous attendons bien davantage des dirigeants qu’un simple retrait volontaire à la fin de leur mandat constitutionnel.
Certaines critiques arguent que, en se limitant à l’élite des dirigeants politiques, nous oublions ou sous-estimons les contributions essentielles des membres de la société civile et des entreprises. Cela est infondé. Chaque membre du conseil d’administration et du comité d’attribution du prix mesure combien la réussite d’un pays et d’une société dépend des efforts de nombreuses personnes et dirigeants. Mais nous estimons aussi que, sans leadership au sommet de l’Etat, ces efforts ne porteront pas les fruits qu’ils méritent. C’est pourquoi le prix Ibrahim se concentre sur le leadership politique.
Le champ reste libre pour que d’autres organisations reconnaissent les contributions de ces acteurs à la vie nationale. Loin de nous l’idée d’exercer un monopole en la matière. Meilleur sera le leadership dans tous les domaines et à tous les niveaux, et plus vite nous constaterons des progrès en Afrique.
Salim Ahmed Salim, diplomate tanzanien, a été premier ministre de son pays de 1984 à 1985. Il est président du comité de la Fondation Mo Ibrahim.