Russie, le Sénat a-t-il vraiment demandé la levée des sanctions ?
Russie, le Sénat a-t-il vraiment demandé la levée des sanctions ?
Par Philippe de Lara (maître de conférences à l’université Panthéon-Assas)
Le texte du Sénat souhaite certes une levée des sanctions, mais sous réserve de conditions « précises et ciblées », explique l’universitaire Philippe de Lara.
Il faut lire attentivement le texte voté au Sénat sur les « Sanctions à l’encontre de la Russie ». Habileté du lobby pro-Poutine ? Lâcheté des élus et du gouvernement français ? Suprême sagesse de la haute Assemblée ? Il y a de tout cela dans la résolution adoptée le 8 juin 2016 par les sénateurs après une longue bataille d’amendements. Le texte est déjà lu et sera lu comme une nouvelle demande de levée des sanctions, analogue à celle que M. Mariani avait fait passer en contrebande à l’Assemblée nationale, et donc comme un nouveau signe de faiblesse de l’Europe face à la Russie. On peut faire confiance à la machine de propagande du Kremlin, à l’insoutenable légèreté des médias où on ne lit plus que des prompteurs, comme à celle des élus dilettantes qui ne connaissent pas les dossiers. Vu ainsi, ce vote a l’air d’une victoire de Poutine. Et pourtant…
La Russie est acteur direct et agresseur dans la guerre
Le texte du Sénat est très éloigné de celui de l’Assemblée. Il souhaite certes une levée des sanctions, mais sous réserve de conditions « précises et ciblées » qui, à lire le texte, n’incombent qu’à la Russie, et dont le détail est laissé à l’appréciation du gouvernement français et des partenaires européens. Pour une fois, on a échappé à la langue de caoutchouc du renvoi dos à dos de l’Ukraine et de la Russie qui seraient également responsables de la poursuite des combats et du non-respect des accords de Minsk. C’est plutôt mieux que l’angélisme embarrassé d’un Ayrault et même d’une Merkel, qui font régulièrement semblant de croire que, si l’Ukraine voulait bien régionaliser le Donbass et y tenir des élections, il n’y aurait plus de « conflit ». Qui peut prétendre sans mentir que, si l’Ukraine se pliait à ces conditions, les « pro-Russes » évacueraient immédiatement Debaltseve, et la Russie retirerait ses troupes et ses armes lourdes, y compris les missiles dernier cri qui ont été exhibés sans vergogne au défilé militaire du 9 mai 2016 à Donetsk, en violation flagrante de Minsk 2 (février 2015) qui mentionne en toutes lettres le retrait des systèmes d’armes russes Tornado, Smertch, Ouragan et Totchka. En liant la levée des sanctions au respect par la Russie des accords de Minsk, le Sénat la repousse aux calendes grecques.
Il faut reconnaître que le président du Sénat Gérard Larcher, en dépit de l’attachement naturel du Sénat à l’autonomie des collectivités locales, a toujours été plus avisé sur cette question : il préconise certes une décentralisation plus poussée en Ukraine, mais il a admis publiquement que la guerre était un obstacle à une telle réforme et qu’il ne fallait pas mettre la charrue avant les bœufs. Lui, au moins, ne fait pas semblant d’ignorer ce que tout le monde sait bien au Quai d’Orsay et ailleurs : qu’il est grotesque d’envisager des élections dans un territoire où les « séparatistes » rançonnent, persécutent et assassinent tous ceux qui ne leur font pas allégeance.
Il suffit d’être catholique ou protestant pour être en danger de mort aujourd’hui dans le Donbass occupé (et pendant ce temps, la propagande du Kremlin raconte que l’Eglise orthodoxe affiliée à Moscou est persécutée en Ukraine, et il y a des idiots utiles, même aussi informés qu’à Causeur, pour colporter ce mensonge). Les chrétiens conservateurs qui prennent Vladimir Poutine pour un défenseur des valeurs chrétiennes contre la décadence libérale devraient s’en aviser, au lieu de croire aux bienfaits de la politique russe en Europe et en Syrie.
En somme, si on fait abstraction de la ruse manœuvrière de M. Pozzo di Borgo, de l’aveuglement lâche de nombre d’élus, y compris parmi les plus éminents (Raffarin) et qu’on lit le texte et seulement le texte, il en ressort que la Russie est acteur direct et agresseur dans la guerre russo-ukrainienne (voir la référence explicite dans la résolution à l’autorisation d’intervenir militairement en Ukraine votée par la Douma le 1er mars 2014) et que cette guerre a commencé avant l’intervention dans le Donbass, avec l’annexion de la Crimée et le pseudo référendum « considéré comme dépourvu de validité par les Nations Unies ». C’est plutôt mieux que le discours habituel des Occidentaux, qui ont tendance à passer la Crimée par pertes et profits pour ne soulever que le problème de l’occupation du Donbass. Certes, le texte est muet sur la destruction par un missile sol-air du MH17 à l’été 2014, bien que la responsabilité de la Russie soit désormais établie et que les sanctions européennes aient été renforcées à la suite de cette tragédie. Certes, la résolution semble exonérer les parlementaires russes de leur responsabilité dans l’agression russe, en insistant sur la levée des sanctions visant ces parlementaires. Mais elle est incohérente sur ce point puisqu’elle commence par condamner le feu vert de la Douma à l’agression russe.
« On ne devrait pas considérer que le Sénat a demandé la levée des sanctions »
Encore un point de détail : le texte publié par le Sénat immédiatement après le vote, ce qu’on appelle la « petite loi » et qui n’est pas définitif (seule la publication au JO fait foi) parle d’une levée de ces sanctions « sans délai », alors que cette mention, bien présente dans la proposition de M. Pozzo di Borgo, avait été supprimée par les sénateurs. Le texte voté « invite le gouvernement à appeler ses partenaires européens à travailler à la levée des sanctions individuelles visant les parlementaires russes », au lieu de « lever sans délai ». La nuance n’est pas mince : elle implique que la levée de ces sanctions doit être envisagée au cas par cas et non en bloc (cela a été souligné par l’auteur de l’amendement), et elle renvoie leur levée éventuelle à l’appréciation du gouvernement et des Européens. Même sur ce point, le Sénat ne demande donc pas à proprement parler la levée des sanctions, il souhaite qu’on y parvienne, si les conditions le permettent, c’est-à-dire si la Russie cesse son agression ou, dans le cas, si les élus russes concernés reviennent sur leur soutien à la guerre de Vladimir Poutine.
Je sais bien que la politique parlementaire est pavée d’ambiguïtés et de faux-semblants, et que cet épisode peu glorieux montre surtout le désarroi et le manque de courage et de vision de la majorité de nos politiques (y compris le gouvernement, représenté au Sénat par Harlem Désir). Mais on ne devrait pas considérer que le Sénat a demandé la levée des sanctions, que ce soit pour s’en réjouir ou pour le déplorer. Vladimir Poutine va bien sûr profiter de ce message conciliant du Sénat français, mais il n’a pas été réellement envoyé. Avec ce vote, le lobby pro-Poutine a réussi un beau coup de communication, mais il n’a rien gagné, au contraire. Comme en Syrie, la Russie peut bien apparaître pendant un moment comme un acteur redoutable et un partenaire indispensable, on finit par s’apercevoir à chaque fois qu’il n’en est rien. Après tout, Vladimir Poutine a échoué en Ukraine et son double jeu avec le terrorisme islamiste, à la fois combattu et instrumentalisé, est digne d’un méchant de James Bond, mais vain voire dangereux pour la Russie elle-même. La droite française n’a pas fini d’être déchirée entre les poutinolâtres (MM. Sarkozy, Fillon, Estrosi, etc.) et les autres, qui voient ou, au moins, entrevoient l’absurdité, immorale et suicidaire, de l’alignement sur Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon et autres porte-voix du Kremlin en Europe - de Nigel Farage à Aube Dorée et Jobbik, en passant par AfD, Gilders, et M.F. Bechtel : vaste programme….