« Hôtel Singapura » : suite postcoloniale pour amants éperdus
« Hôtel Singapura » : suite postcoloniale pour amants
Par Thomas Sotinel
Eric Khoo esquisse une histoire de Singapour, en une dizaine de séquences dans une même chambre d’hôtel.
Le titre anglais évoque un confinement encore plus strict qu’un hôtel : In the Room, dans la chambre. On en sort à peine, des quatre murs de la suite 27de l’hôtel Singapura, au long de ce huitième long-métrage d’Eric Khoo. Et, pourtant, le cinéaste entreprend, en une série d’une dizaine de courtes séquences, de saisir le mouvement de la cité-Etat pendant plus d’un demi-siècle, de raconter l’histoire du cinéma tel qu’il s’est développé entre Hongkong, Séoul, Tokyo et Singapour et, tant qu’à faire, d’explorer les mystères du désir.
C’est charger une pauvre petite métonymie de bien des missions. S’il ne satisfait pas à toutes ses ambitions, Hôtel Singapura passe de l’une à l’autre avec un tel allant, un tel enthousiasme que ces manquements n’apparaîtront qu’a posteriori, contrepoint distant de la cavalcade historique et érotique qui vient d’emporter le spectateur.
Le film commence en noir et blanc, en mineur. Dans la chambre toute neuve d’un hôtel tout neuf, deux hommes se disent adieu. L’un est britannique, l’autre chinois. L’Européen est désespéré par la reddition des troupes de Sa Majesté, qui viennent d’être prises à revers par l’armée japonaise. Le Chinois est inquiet, mais excité aussi, sa famille fournit Tokyo en caoutchouc, les perspectives qu’ouvre l’entrée dans la sphère de coprospérité semblent infinies. Ce dialogue historique se double d’un échange amoureux. Les deux hommes se sont aimés, ils ne se reverront plus, même si l’Anglais tente mollement de convaincre son amant de le suivre à Londres.
Professeure de passes
A ce point du film, qui vient à peine de commencer, on se demande si les répliques un peu raides (comme le seront tous les dialogues en anglais de ce film dans lequel on parle aussi mandarin, coréen, japonais…) annoncent un tableau didactique des courants géopolitiques en Asie du Sud-Est. Ce film fantasque emprunte vite un autre chemin. On ne reverra plus les amants séparés, l’histoire passera à l’arrière-plan, la course du temps ne sera plus évoquée que par les mutations vestimentaires, les innovations technologiques (du combiné téléphonique à cadran au smartphone en passant par le pager et les premiers portables) et – surtout – par le bouleversement des manières d’aimer.
Dans la suite 27, on verra des prostituées chinoises douées d’un vigoureux esprit d’entreprise s’exercer aux techniques de l’amour vénal, un vol de jeunes gens dorés fêter le succès de l’un d’eux, une bourgeoise japonaise expatriée hésiter à franchir le pas qui lui donnerait la liberté en la privant de sécurité, un duo coréen composé d’une jeune femme qui fuit une déception et de son éternel éconduit de soupirant.
Hôtel Singapura est une série chronologique d’esquisses, qui sont à la fois un schéma de l’état du rapport de force entre les sexes à un moment donné et un projet de film. La séquence qui met en scène une madame enseignant l’art d’aimer à des apprenties montre une société où l’argent occupe l’espace laissé vide par la fin de la guerre, où l’érotisme est l’instrument de l’ascension sociale. Le gangster qu’humilie la professeure de passes est une figure qui appartient au passé, et les clients vraiment intéressants sont les hommes d’affaires qui sont en train de prendre le pouvoir à Singapour. La situation relève du comique égrillard (la madame a juré d’épuiser au lit les forces du malfrat), elle est mise en scène comme une comédie musicale des années 1950, avec ses cadres composés comme des cartes postales, ses couleurs criardes.
Marivaudage cynique
Deux ou trois décennies plus tard (Eric Khoo ne s’embarrasse pas d’intertitres), l’ambiance qui règne chambre 27 est tout autre. La douleur du jeune amant de Mariko, la bourgeoise japonaise, qui la voit regagner le domicile conjugal, la lâcheté de la femme sont filmées de près dans la lumière indécise des après-midi illicites. On pense forcément à Wong Kar-wai, aux amants malheureux de Hongkong, mais la brièveté du segment lui confère une sécheresse, une force analytique aux antipodes de l’ivresse communicative du cinéaste de Happy Together.
Sans donner lecture intégrale du tableau d’occupation de la chambre, encore un mot sur la séquence coréenne, la plus proche du pastiche : le marivaudage cynique et vigoureux et les vapeurs d’alcool qui la baignent raviront les familiers de Hong Sang-soo. S’ajoute ici une rupture de ton dans le film, avec l’irruption d’un nouveau langage, dont les inflexions plaintives et la véhémence rompent avec la solennité du japonais, la fluidité vertigineuse du mandarin.
Cet assemblage de séquences est tenu par deux figures : une femme de chambre dont le nom, Imrah, rappelle que les Chinois, les Japonais, les Coréens, les Européens ne sont pas les seuls habitants de la région, et un spectre bienveillant, celui d’un musicien mort d’une overdose. La mise en scène d’Eric Khoo ne parvient pas à leur ménager un espace suffisant pour que ces silhouettes s’épanouissent en personnages et leurs apparitions à répétition finissent par entraver le mouvement du film quand elles devraient le fluidifier. Plutôt que de chercher à se faire passer pour un récit linéaire, Hôtel Singapura aurait sans doute gagné à rester le passionnant carnet de croquis cinématographiques qu’il est entre ces (brefs) interludes.
HOTEL SINGAPURA - de Eric KHOO - Teaser 1 VOSTF
Durée : 00:48
Film singapourien d’Eric Khoo avec Josie Ho, Ian Tan (1 h 30). Sur le Web : www.vo-st.fr/distribution et www.facebook.com/Hotel-Singapura-699246563553091/?ref=hl