La Tunisie confrontée à la mémoire de la dictature
La Tunisie confrontée à la mémoire de la dictature
Par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)
Depuis la victoire du parti Nidaa Tounès, dans lequel se sont recyclés nombre d’éléments du régime de Ben Ali, les tentatives de saper le processus de justice transitionnelle se multiplient.
Sihem Bensedrine, la présidente de l’Instance vérité et dignité, le 14 novembre à Tunis. | FETHI BELAID / AFP
« Tout ce que je demande, c’est de connaître celui qui m’a tiré dessus. » Walid Kasraoui le dit sans haine. Le jeune homme a le cheveu gominé et coiffé en arrière, le biceps musclé et une prothèse à la jambe droite, sombre souvenir d’une journée révolutionnaire au Kram, banlieue populaire au nord de Tunis. C’était le 13 janvier 2011. Le peuple tunisien lançait un défi frontal à une dictature vieille d’un quart de siècle.
Ce jour-là au Kram, Walid, alors âgé de 23 ans, jeune amateur d’arts martiaux aux petits boulots précaires – il avait travaillé dans un pressing – manifestait contre l’autocrate Zine El-Abidine Ben Ali. En face, dans le camp des forces de l’ordre, il remarque des policiers dissimulant leur visage par une cagoule, armés de pistolets. Ils étaient là pour tirer sur la foule. Ce 13 janvier fut une journée noire au Kram : onze morts, une quarantaine de blessés. Walid y perdit sa jambe droite. Et tous ses espoirs d’une vie « normale ». Près de six ans plus tard, alors que la Tunisie s’efforce de consolider sa transition démocratique unique dans le monde arabo-musulman, Walid remâche ses illusions perdues. « Il ne reste plus grand-chose de nos espérances de 2011, dit-il. La seule chose que nous avons gagnée, c’est l’IVD. »
Le sigle fait désormais partie du vocabulaire politique tunisien. L’IVD – pour Instance vérité et dignité – est l’institution emblématique de la justice transitionnelle en Tunisie. Elle évoque le travail de confrontation aux crimes du passé déjà mené dans d’autres pays, comme en Afrique du Sud avec sa Commission vérité et réconciliation. A la différence près que l’IVD tunisienne est dotée d’un champ de compétences très large. La période qu’elle couvre s’étale sur cinquante-huit ans – de 1955 à 2013 –, et ses enquêtes mêlent violations de droits de l’homme et délits économicofinanciers.
Tensions internes
Jeudi 17 et vendredi 18 novembre, Walid Kasraoui assistera, dans le public, à une expérience unique depuis la révolution de 2011 : la tenue d’auditions publiques de victimes de l’ancien régime. Retransmis par plusieurs chaînes de télévision, l’événement aura ironiquement lieu au Club Elyssa de Sidi Dhrif (nord de Tunis), une résidence luxueuse où Leïla Trabelsi, épouse de Ben Ali, recevait la bonne société tunisoise. Un symbole de la dictature déchue réinvestie par la mémoire de ses victimes. « A travers ces auditions, nous voulons réconcilier la société avec un Etat qui s’était disqualifié, rétablir la confiance des citoyens dans les institutions », explique Sihem Bensedrine, la présidente de l’IVD. « Ces auditions s’adressent aux victimes autant qu’à la partie de la société qui n’a jamais été victime et était dans le déni », ajoute Salwa El Gantri, directrice du bureau de Tunis du Centre international pour la justice transitionnelle.
Le président tunisien Béji Caïd Essebsi, en janvier 2015. | Hassene Dridi / AP
Ces auditions, qui constituent une grande première, ont également pour objectif de relancer un processus de justice transitionnelle enlisé et controversé. Plus de deux ans après sa création en 2014, l’IVD est confrontée à des difficultés de fonctionnement qui brouillent son image. Sur les 62 300 dossiers de plainte dont elle a été saisie, une vingtaine seulement ont fait l’objet d’un règlement. Cette faible productivité s’explique par des tensions internes à la commission, où certains membres contestent la personnalité de Mme Bensedrine, mais aussi par un environnement politique hostile. Depuis la victoire aux élections législatives et présidentielle de la fin 2014 du parti Nidaa Tounès, dans lequel se sont recyclés nombre d’éléments de l’ancien régime de Ben Ali, les tentatives de saper le processus de justice transitionnelle n’ont pas manqué. La plus notable a été l’initiative du président Béji Caïd Essebsi, qui ne porte guère Mme Bensedrine dans son cœur, visant à arracher à l’IVD sa compétence en matière de corruption financière. L’initiative est en sommeil, mais pas abandonnée.
Campagnes de presse
A cette sourde hostilité de pans entiers de l’appareil d’Etat, relayée par de virulentes campagnes de presse dépeignant Mme Bensedrine comme « revancharde », s’ajoutent les critiques émanant d’une partie de la société civile. Certaines associations de sensibilité anti-islamiste reprochent à l’IVD d’être une fabrication d’Ennahda, le parti islamiste qui avait dominé la coalition gouvernementale au pouvoir entre la fin 2011 et le début 2014. D’autres associations formulent des objections plus juridiques, en s’inquiétant du fait que la loi organique de 2013, qui crée l’IVD, comporte des articles octroyant à l’instance des pouvoirs exorbitants et anticonstitutionnels. « Si on ne révise pas cette loi, une plainte devant la Cour constitutionnelle peut faire sombrer tout le processus de justice transitionnelle », prévient Amor Safraoui, le président de la Coordination nationale indépendante pour la justice transitionnelle, qui se dit « de plus en plus pessimiste » sur la capacité de l’IVD à accomplir ses missions.
C’est peu dire que les audiences publiques des 17 et 18 novembre sont attendues par les partisans de la justice transitionnelle en Tunisie. Réussies, elles peuvent restaurer la confiance autour d’une l’IVD à la peine. Mais si l’événement dérape, le coût peut en être très lourd. « Il ne faudrait pas que ces auditions dressent les Tunisiens les uns contre les autres », avertit Asma Gharbi, avocate spécialiste de justice transitionnelle. Au Club Elyssa de Sidi Dhrif, la mémoire tunisienne va se confronter à ses ambivalences.