A Palerme, la mafia délègue ses basses œuvres aux migrants nigérians
A Palerme, la mafia délègue ses basses œuvres aux migrants nigérians
Par Amaury Hauchard (Palerme, envoyé spécial)
Dans le centre de la cité sicilienne, le marché de la drogue et de la prostitution est sous le contrôle de Nigérians, cornaqués par Cosa Nostra.
Ce matin, Georges vient acheter des fruits et légumes au marché de Ballaro, dans le centre-ville de Palerme : « Je viens souvent ici, c’est un endroit où je me sens comme chez moi. » Arrivé il y a quelques mois du Ghana par la route libyenne, Georges aime retrouver à Ballaro l’ambiance des étals. Ici, vendeurs africains et italiens déploient côte à côte leurs marchandises. Depuis quelques années, le quartier est devenu le symbole de l’intégration des réfugiés qui arrivent par milliers en Sicile. « Mais je ne sors jamais de chez moi le soir », ajoute Georges, en vérifiant d’un coup d’œil que personne ne l’observe. Et de continuer à voix basse : « C’est dangereux le soir, il y a les Nigérians. »
A Ballaro, une nouvelle mafia a vu le jour. En Italie, jamais une organisation non affiliée aux mafias traditionnelles n’avait été la cible d’une enquête de la justice anti-mafia. Avec la Black Axe, c’est désormais chose faite. Black Axe, c’est le nom d’une des sociétés secrètes nées dans les universités nigérianes dans les années 1990, et aujourd’hui exportée en Italie « Ces groupes de Nigérians ont les mêmes caractéristiques que les organisations mafieuses, ils agissent exactement pareil », explique Leonardo Agueci, le procureur adjoint du tribunal de Palerme.
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Durée : 02:18
« Ils sont organisés dans une structure pyramidale et utilisent l’intimidation pour s’implanter », continue le procureur dans son bureau sécurisé du tribunal, où trône une photo du juge Falcone assassiné par Cosa Nostra en 1992. Pour la première fois, vendredi 18 novembre, 23 Nigérians soupçonnés d’appartenir à la nouvelle organisation mafieuse ont été arrêtés par les autorités italiennes.
Des liens avec Cosa Nostra
Tout a commencé un soir de janvier 2014, quand un Nigérian de 27 ans, Don Emeka, est défiguré à la machette après un affrontement avec trois compatriotes. Le parquet de Palerme ne croit guère à un simple règlement de comptes. Deux ans plus tard, l’enquête est toujours en cours et, à demi-mot, la justice italienne s’inquiète d’un rapprochement, fruit de l’arrivée massive de migrants, entre l’organisation criminelle nigériane et Cosa Nostra.
Don Emeka, un Nigérian de 27 ans, victime d’un coup de machette au visage lors d’un affrontement avec trois de ses compatriotes, à Palerme. | Francesco Bellina/Cesura Archive
« On essaie de prouver qu’il y a des liens entre la mafia et ces Nigérians, explique M. Agueci. Mais cette relation ne peut être que verticale : jamais la mafia n’autoriserait une autre organisation à travailler d’égale à égale avec elle. » D’une voix monocorde et en haussant les épaules, comme accablé par la banalité de la chose, le juge anti-mafia ajoute que les Nigérians finiraient vraisemblablement assassinés dans l’arrière-pays s’ils tentaient de s’imposer face à Cosa Nostra.
Alors les deux groupes cohabitent. A 10 heures, ce même matin, un adolescent d’une quinzaine d’années d’origine africaine est adossé à un poteau. Un homme arrive, lui glisse des billets dans la main, et repart avec des boulettes blanches. C’est de l’héroïne. Le jeune garçon ne veut pas parler aux journalistes, il respecte la loi du silence propre à la mafia. A côté de lui, une vieille femme vend des ustensiles de cuisine de seconde main ; en face, des hommes sont attablés au café de la place. La scène se passe aux yeux de tous, au centre du marché de Ballaro.
A la machette et à la hache
« Ballaro le jour et Ballaro la nuit, c’est la même chose, la drogue circule en toute impunité, admet le procureur. Mais l’important, c’est que cette drogue soit vendue avec l’accord de la mafia. » Celle-ci, pour garder la main sur le marché, supervise les trafics. Dans les couloirs du tribunal, on dit que la drogue est importée par Cosa Nostra et vendue par les Nigérians. Mais aucune preuve pour l’instant. « Ce qu’on sait, c’est que la mafia prend les Nigérians très au sérieux », confirme Leonardo Agueci.
Un autre procureur anti-mafia du parquet, qui enquête sur Black Axe mais souhaite garder l’anonymat, confirme : « Nous avons intercepté un appel téléphonique entre un mafioso italien de premier rang à Ballaro et un autre mafioso en prison à Naples. Le premier parlait des Nigérians de Ballaro, disait qu’ils étaient de plus en plus nombreux, qu’il fallait faire attention à eux. » Alors la mafia a établi des règles : pas d’armes à feu dans les mains des Nigérians, qui assoient de facto leur autorité à la machette et à la hache.
Boulettes d’héroïne en vente au marché de Ballaro, dans le centre-vile de Palerme. | Francesco Bellina/Cesura Archive
Outre la drogue, la prostitution est l’une des activités les plus lucratives des Nigérians de Ballaro. Elles seraient environ 600 jeunes Nigérianes – les plus nombreuses devant les Roumaines – à faire le trottoir à Palerme sous la surveillance de Black Axe. En cause, un circuit de traite d’être humains aussi lucratif qu’ancien : les prostituées viennent quasiment toutes de Benin City, capitale de l’Etat d’Edo, dans le sud du Nigeria, mais aussi plaque tournante reconnue de la prostitution nigériane depuis une dizaine d’années.
Vingt euros la passe
« On nous fait passer un rituel vaudou avant de partir vers l’Europe, pour qu’on soit fidèle aux mamas [mères maquerelles] et qu’on ne les trahisse pas, explique Osas Egbon, ancienne prostituée nigériane, 35 ans, et aujourd’hui présidente de Women From Benin City, une association créée pour sauver les prostituées des rues palermitaines. Pour être libérée de ce vaudou et être libre, on doit payer 60 000 euros à nos mamas, donc on met un peu de côté chaque jour. » Sur la foi de ce rite animiste, les jeunes prostituées enrichissent les réseaux mafieux nigérians de la ville et, par extension, Cosa Nostra.
Car, comme pour la drogue, on retrouve l’ombre de la mafia italienne derrière la prostitution nigériane. « Il y a tellement d’argent à se faire avec la prostitution nigériane qu’il est impensable de penser que la mafia puisse rester en dehors », estime Nino Rocca, un Palermitain engagé dans l’association depuis sa création. A 20 euros la passe, alors qu’elle se monnaie plus de 50 euros normalement, les prostituées nigérianes de Palerme attirent beaucoup d’Italiens.
« C’est un marché qui rapporte beaucoup, Black Axe réduit en esclavage ces femmes », ajoute Nino Rocca, dans un café de la Piazza Ingastone, carrefour de la prostitution de Palerme. Cosa Nostra interdit en principe le recours à la prostitution comme source de revenus. Les intermédiaires nigérians Black Axe lui permettent donc d’en toucher les gains sans en gérer le marché.
Montée du banditisme nigérian
« Mais il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier, tient à rappeler Osas Egbon. Les jeunes Nigérianes qui tombent dans la prostitution sont des victimes. On leur dit [à leur arrivée en Sicile] que c’est la meilleure option pour gagner de l’argent. » En 2015, les Nigérians étaient la première communauté de demandeurs d’asile en Italie avec 83 870 demandes, selon les statistiques du ministère de l’intérieur.
Engagé dans la politique sicilienne depuis 1985, le maire de Palerme, Leoluca Orlando, ne s’inquiète pas outre mesure de cette montée du banditisme nigérian dans sa ville. Rencontré en septembre, l’édile se montrait déjà confiant, et aussi soucieux de contrer les discours xénophobes. « C’est la preuve que nous sommes devenus une ville normale, que les migrants et ceux qui veulent s’installer à Palerme deviennent palermitains, qu’ils soient des mafiosi ou des bons citoyens », estimait-il dans son large bureau, où il exhibe des photos du pape lors d’une visite à Palerme et, une autre du juge Falcone. « Vous trouveriez ça normal s’il n’y avait que des Nigérians normaux et que des Palermitains criminels ? »
Pour la justice italienne, l’opération coup de poing du 18 novembre n’est que le début de l’enquête. Leonardo Agueci explique, l’air pensif : « Nous pensons qu’il existe des liens entre la criminalité nigériane de Palerme et les gangs de Castel Volturno, de Catane, et d’ailleurs en Italie. »