Les « bakoroman » de Ouagadougou et le cycle infernal de la délinquance
Les « bakoroman » de Ouagadougou et le cycle infernal de la délinquance
Par Muriel Champy
Plongée dans des prisons d’Afrique (3). Pour les jeunes de la rue, la Maison d’arrêt et de correction de la capitale est devenue un horizon permanent.
L’enfermement pénitentiaire a-t-il comme vocation première de punir les délinquants, de protéger les braves citoyens ou d’initier un processus de réinsertion ? Cette question, les enfants et jeunes adultes qui vivent dans les rues de la capitale du Burkina Faso n’ont pas le loisir de se la poser. Ils s’appellent entre eux les bakoroman, « ceux qui vivent en bakoro », c’est-à-dire dans la rue. Car leur simple existence, illégale du matin au soir et du soir au matin, semble aux yeux de la loi faire de la prison leur destination naturelle.
Plongée dans des prisons d’Afrique
Le Monde Afrique explore les prisons africaines. En partenariat avec la revue Afrique contemporaine (Agence française de développement, partenaire du Monde Afrique) et le projet de recherche Ecoppaf qui étudie « l’économie de la peine et de la prison » en Afrique, chercheurs et journalistes plongent dans l’univers carcéral pour nous en raconter les réalités sociales, économiques et politiques.
Groupe de recherche constitué en 2015, financé par l’Agence nationale de la recherche (2015-2019) et codirigé par Frédéric Le Marcis (ENS de Lyon, Triangle) et Marie Morelle (Prodig, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne), Ecoppaf se place dans une double perspective : l’étude du quotidien carcéral et celle des sociétés africaines.
De Cotonou à Yaoundé, d’Abidjan à Douala en passant par les prisons rurales éthiopiennes, Bénin City au Nigeria et Ouagadougou, ces sept articles vous feront découvrir, au travers de témoignages inédits, des lieux d’enfermement, des parcours de vie de prisonniers et de gardiens singuliers. Un panorama de la privation de liberté qui permet d’engager la réflexion sur les droits humains, la réforme des Etats en Afrique et les enjeux de démocratisation qui vont de pair avec la lutte contre les inégalités.
Le vagabondage et la mendicité sont pénalement interdits, de même que le vol, l’escroquerie, la consommation et la vente de drogues, l’utilisation d’armes blanches. Le travail des mineurs de moins de 16 ans est également interdit. Les activités économiques et commerciales informelles sont tantôt tolérées tantôt réprimées. Bref, la possibilité d’une issue « légale » est bien mince. S’ils veulent survivre dans la rue, il leur faut donc apprendre à faire avec la prison.
Quotidien des jeunes
La principale institution pénitentiaire du pays, la Maison d’arrêt et de correction de Ouagadougou (MACO), se situe au cœur de l’univers des bakoroman, à la fois son prolongement direct et son antichambre. Les passages par le commissariat et les séjours en prison font tant partie de la routine et du quotidien délinquant de ces jeunes, qu’une grande partie de leurs discussions énumère les dernières arrestations et libérations de leurs camarades.
Avec le temps, certains bakoroman parviennent à se ménager en prison des conditions de vie acceptables, grâce à leur longue maîtrise de l’institution et à leur connaissance intime du monde délinquant.
« A l’intérieur » de la MACO, les bakoroman peuvent mettre à profit leurs réseaux et les compétences acquises « à l’extérieur » : la maîtrise de la violence, l’expérience des combines, l’habitude d’évoluer dans des milieux hostiles, l’habituation à des conditions de vie difficiles.
Certains parviennent ainsi à compenser l’absence de soutien de leur famille par l’aura de délinquance qui les entoure. Selon eux, les gardes de sécurité pénitentiaire savent notamment qu’en faisant des affaires avec eux pour arrondir leurs fins de mois, ils ne seront pas dénoncés. En même temps qu’elle les condamne, la MACO confirme l’utilité de leurs apprentissages de la rue et les insère toujours davantage dans les réseaux de la délinquance, en offrant notamment aux différents réseaux marginaux l’occasion de se rencontrer.
Charles-Henri, avec quatre incarcérations, a cumulé six ans de prison sur huit dernières années : « Une fois que tu es là-bas, un mois, deux mois, trois mois, le découragement est fini. Tu vas dire que tu n’as pas le choix, mieux vaut continuer. Ceux qui volaient avec couteau quand ils étaient au dehors, une fois à la MACO, ils vont chercher quelqu’un qui sait voler avec PA [pistolet automatique] (…) pour augmenter leurs connaissances. »
Pourtant sincèrement animé d’un désir de s’en sortir et de renouer avec sa famille, Charles-Henri n’a pas réussi à prendre le virage. Une occasion s’est néanmoins présentée par le biais d’un ami voleur ; mais il s’est fait prendre, est de nouveau passé par la case prison, en est ressorti, et est devenu proxénète. Il risque de nouveau la prison.
« Ça blesse l’homme, ça tue l’homme »
Soumaïla a été condamné à un an de prison pour possession de l’équivalent de 6,50 euros de cannabis. Il a atterri dans une cellule avec seize autres détenus, où ils dorment par terre « comme dans une boîte de sardines ».
La température atteignant une grande partie de l’année les 40 °C, l’atmosphère de ces cellules surpeuplées et dépourvues d’une véritable aération est tout simplement insupportable. Charles-Henri :
« Ça blesse l’homme, ça tue l’homme, la prison. Là-bas, l’air ne rentre pas. La porte est ouverte du matin au soir, mais à 20 heures on ferme toutes les portes avec un cadenas. Quand vous rentrez, vous devez vous asseoir parce que si tout le monde reste debout à courir ça ne peut pas. Après une heure vous allez finir l’air qui était rentré et puis maintenant, c’est vous qui vous échangez les airs jusqu’au matin. Tu vois ? Souvent tu crois que tu vas mourir ici. »
Le budget réel alloué à chaque détenu de la MACO est de 100 francs CFA (0,15 euro) par jour, d’après les chiffres communiqués par le ministère de la justice burkinabé en 2015. La nourriture est insuffisante. Si bien que Soumaïla, qui n’a eu ni soutien, ni visite, ni aucun moyen d’améliorer sa ration quotidienne, est sorti profondément meurtri par son séjour « à l’ombre ». Une fois dehors, il a d’abord refusé toute activité délinquante mais a sombré dans la clochardisation. Acculé, il finit par recommencer à vendre du cannabis.
Dans une rue du centre-ville de Ouagadougou. | Joe Penney/Reuters
Sortir de prison, c’est prendre la porte
Aucun des bakoroman rencontrés pour cette étude n’a bénéficié d’un processus de préparation et d’accompagnement de sa sortie de prison, à l’exception, loin d’être systématique, des mineurs. Un jour, les détenus sont tout simplement invités à prendre la porte.
Sayouba, un bakoroman âgé de 17 ans, est libéré avec 500 francs CFA (0,80 euro) en poche, après un an d’incarcération :
« Quand je suis sorti sur le goudron, j’étais très très content. Je n’ai jamais été content comme ça ! J’ai marché, j’ai acheté des arachides et j’ai commencé à manger. Je suis allé dans un kiosque, j’ai pris du vin, du gin, j’ai bu. Au niveau de Katre Yaar, j’ai vu une dame qui vendait du riz et qui dormait sur sa table. Moi je suis allé pour payer du riz et j’ai fait comme si je veux manger. Quand elle a recommencé à dormir, moi j’ai pris le plat où y a l’argent, et j’ai fui avec ça. »
Jetés sans ressources au cœur des réseaux de délinquance, il semble peu probable que l’enfermement vise ici à « supprimer les illégalismes », et encore moins à favoriser une démarche rédemptrice et introspective favorisant la « réinsertion ».
En revanche, l’institution pénitentiaire burkinabé a habilement su briser des individus comme Charles-Henri ou Soumaïla, qui désormais ne sont plus capables que de délits mineurs et isolés, ponctués de séjours réguliers en prison et au sortir desquels ils doivent à chaque fois « recommencer à zéro ».
En même temps que la MACO les éloigne de leur famille et des amitiés qu’ils avaient su entretenir dans la rue, elle renforce leurs liens avec les réseaux de la marginalité et de la délinquance. Associant le bannissement et le supplice, le fonctionnement quotidien de cette institution au budget dérisoire semble finalement trancher de fait la question des objectifs de la prison.
Muriel Champy est docteure en anthropologie à l’université Paris-Nanterre, laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC).
Le sommaire de notre série Plongée dans des prisons d’Afrique
Le Monde Afrique explore les prisons africaines en partenariat avec la revue Afrique contemporaine (Agence française de développement, partenaire du Monde Afrique) et le projet de recherche ECOPPAF qui étudie « l’économie de la peine et de la prison » en Afrique, chercheurs et journalistes plongent dans l’univers carcéral pour nous en raconter les réalités sociales, économiques et politiques.