Travailleurs étrangers au Qatar : Amnesty International dénonce une « fausse réforme »
Travailleurs étrangers au Qatar : Amnesty International dénonce une « fausse réforme »
Propos recueillis par Marion Degeorges
Sabine Gagnier, d’Amnesty International France, estime que la fin du système de parrainage – « kalafa » – des travailleurs migrants « ne change pas grand-chose » à leur situation d’exploités.
Des travailleurs étrangers sur le chantier du stade de football d’Al-Wakrah, à Doha, le 4 mai 2015. | MARWAN NAAMANI / AFP
Appelée aussi « esclavage moderne », la kafala – le parrainage des travailleurs étrangers – a officiellement été abolie au Qatar, mardi 13 décembre. Ce système, qui imposait d’avoir un « parrain » local (individu ou entreprise) et d’obtenir une autorisation de sa part pour pouvoir changer d’emploi ou pour quitter le pays, est remplacé par une nouvelle loi. Celle-ci s’inscrit dans le cadre d’une réforme du travail entreprise par l’émirat, qui accueillera la Coupe du monde de football en 2022, a annoncé le ministre du travail, Issa ben Saad Al-Jafali Al-Nouaimi.
La kafala était, depuis longtemps, dénoncée par les défenseurs des droits de l’homme. Pour autant, la nouvelle loi ne les satisfait pas. Elle ne « change pas grand-chose », explique, dans un entretien au Monde, Sabine Gagnier, chargée de plaidoyer entreprises et droits humains à Amnesty International France.
Qu’est-ce que l’abandon de la « kafala » change pour les travailleurs étrangers au Qatar ?
Pas grand-chose. C’est une fausse réforme. Il n’y a que le mot « parrainage » qui n’apparaît plus. Les employés migrants risquent toujours d’être exploités et soumis à leurs employeurs de trois façons.
Tout d’abord, ces travailleurs étrangers doivent toujours obtenir la permission de leur employeur pour changer de travail. S’ils ne l’obtiennent pas et qu’ils quittent leur travail, ils s’exposent à des poursuites et à être qualifiés de fugitifs.
Par ailleurs, ils doivent toujours obtenir auprès de leur employeur un permis de sortie pour quitter le Qatar. Ce qui change, c’est qu’en cas de refus de l’employeur, les salariés étrangers pourront faire appel auprès d’une commission gouvernementale. Toutefois, les critères d’examens de ce recours sont extrêmement flous, on ne sait pas quels critères seront examinés ou considérés. Nous doutons que cela avantage les travailleurs.
Enfin, la réforme introduit un vide juridique. Auparavant, il était interdit à l’employeur de retenir le passeport de ses employés étrangers. Avec la nouvelle loi, il pourra le faire si ce dernier lui donne une note écrite l’y autorisant. Donc l’employeur pourra mettre la pression sur son employé. Et personne ne pourra le vérifier. Cela ne va pas du tout dans le sens de la liberté du travailleur.
Quels sont les moyens de pression possibles sur le Qatar ?
L’information au public et la pression par différentes instances, comme l’Organisation internationale du travail [OIT]. Dans le cadre de cette réforme du travail, nous rappelons au Qatar qu’en mars 2017, l’OIT va rendre une décision à propos du travail forcé dans l’émirat : elle va annoncer si elle décide de mener de nouvelles investigations.
Nous demandons par ailleurs à la Fédération internationale de football (FIFA) de faire pression sur Doha, puisque nous sommes dans le contexte de la construction des infrastructures liées à la Coupe du monde de 2022. Nous ne demandons pas à la FIFA de menacer de ne pas tenir la Coupe du monde au Qatar. Nous n’appelons pas non plus au boycott. Nous demandons à la FIFA de faire pression sur l’émirat pour lui rappeler qu’il a des responsabilités en matière de droits humains. Et nous lui demandons également de mettre les droits humains au centre des préoccupations lors de cette Coupe du monde, dès maintenant.
Nous trouvions déjà problématique que la FIFA ait mis cinq ans après l’annonce de la nomination du Qatar pour réagir, alors que beaucoup avaient pointé du doigt ce problème bien avant, comme le Guardian et Humans Rights Watch. Maintenant, la FIFA dit qu’elle s’en préoccupe. Elle a créé un groupe de travail à la suite de notre dernier rapport. Mais, pour l’instant, la prise en considération est relativement limitée, et nous n’avons pas vu d’effets concrets sur le terrain.
Travaillez-vous avec les entreprises françaises implantées au Qatar ?
Oui, parmi nos interlocuteurs, il y a aussi les multinationales qui travaillent là-bas. Depuis 2013, depuis que nous enquêtons sur le Qatar, nous avons rencontré différentes entreprises. Nous avons par exemple été en contact avec Vinci et Lafarge. Ils ont conscience des problèmes et ils nous exposent les mesures qu’ils sont en train de prendre. C’est un dialogue continu avec eux.
Emploient-ils des travailleurs étrangers ?
Oui, via leurs filiales. Par exemple pour Vinci c’est la filiale qatarie QDVC. En ce moment ils travaillent beaucoup sur la question des agences de recrutement, qui demandent des frais excessifs aux travailleurs dans leur pays d’origine. Vinci a mené une enquête jusque dans les villages d’où proviennent les travailleurs népalais, par exemple, pour voir à quel moment des frais leur sont demandés. Ils ont ensuite essayé de payer toutes les agences de recrutement et expliqué aux travailleurs qu’ils n’avaient pas à payer pour être embauchés.
Estimez-vous qu’il y a eu des avancées depuis que le problème des travailleurs étrangers au Qatar est mis en lumière ?
Il y a eu quelques avancées, oui, par le Qatar. En 2014 notamment, avec la création de normes sur le bien-être et la santé des travailleurs. Un comité a été mis en place. Cela va dans le bon sens, mais des lacunes persistent. L’un des problèmes est que le Qatar demande des audits sur le bien-être des travailleurs aux entreprises elles-mêmes. Elles sont à la fois juges et parties. Ces audits ne sont pas très crédibles.
Un autre problème est que la responsabilité est rappelée aux multinationales, et très peu à leurs filiales et à leurs fournisseurs de main-d’œuvre. Souvent, les multinationales mettent des moyens pour identifier les risques et tenter d’y remédier. Mais elles agissent assez peu sur leurs filiales et leurs fournisseurs, qui sont assez peu pointés du doigt alors qu’ils sont très souvent les premiers à violer les droits humains de ces travailleurs.