Les femmes et leur place en ville, de Baltimore à Bombay
Les femmes et leur place en ville, de Baltimore à Bombay
Par Feriel Alouti
Pendant sept mois, l’association Womenability a sillonné le monde pour dresser un état des lieux de la place des femmes dans l’espace public et repérer les bonnes pratiques.
A Wellington, la municipalité a remplacé le bonhomme vert par la silhouette de la suffragette néo-zélandaise Kate Sheppard. | Womenability
Tout est parti d’une agression. En janvier 2015, comme tous les matins, Audrey Noeltner, une urbaniste qui travaille dans un cabinet situé à La Courneuve, enfourche son « beau petit vélo rose ». Sur le chemin, un homme lui lance tout de go : « Elle est belle ta chatte, j’aimerais bien la fourrer. » Tout en contenant sa colère, la jeune femme se dit qu’elle « ne devrai[t] pas vivre ça » et poursuit sa route.
Arrivée à son bureau, elle raconte son agression à ses collègues. L’un d’eux réalise qu’il ne s’est « jamais demandé si les femmes vivaient l’espace public de la même manière que les hommes ». Face à cette réaction, Audrey Noeltner lui explique, entre autres, comme il est compliqué de manger un sandwich sur un banc sans être abordée.
Les questions fusent. Et l’idée d’un tour du monde germe. Comment, à travers la planète, les femmes vivent-elles la ville ? Se sentent-elles en sécurité ? Profitent-elles pleinement des espaces publics ? Les grandes villes des pays du Nord sont-elles plus accueillantes que celles des pays du Sud ? Pour le savoir, Audrey Noeltner s’associe à trois collègues – une femme et deux hommes, pour respecter la parité – et crée l’association Womenability.
« On s’est dit qu’il fallait enquêter pour connaître les bonnes pratiques développées ailleurs, car, en tant qu’urbaniste, j’ai la conviction que le changement ne peut se faire que par les villes », affirme la jeune femme qui reçoit, en 2016, le soutien de la Mairie de Paris, d’ONU Femmes et de la fondation suisse Pro Victimis.
La Suède, bonne élève, loin devant l’Uruguay
Pendant sept mois, les membres de l’association sillonnent les cinq continents. Ils choisissent de ne visiter que des villes dirigées par des femmes et se déplacent dans vingt-cinq d’entre elles. Parmi celles-ci, Malmö (Suède), Prague (République tchèque) ou Sofia (Bulgarie) pour l’Europe ; Houston (Texas), Baltimore (Maryland), Rosario (Argentine) et Montevideo (Uruguay) pour le continent américain ; Kawasaki (Japon), Kaifeng (Chine) et Bombay (Inde) en Asie ; Capetown (Afrique du Sud) et Francistown (Botswana) en Afrique, ainsi que Wellington (Nouvelle-Zélande) en Océanie.
Dans chaque ville, la jeune urbaniste et Julien Fernandez, l’un des cofondateurs du projet, rencontrent associations, féministes et élues locales. Ils parcourent les rues et analysent les transports, la sécurité, la propreté et l’accès aux équipements. Les résultats de l’enquête, qui seront dévoilés le 8 mars, montrent d’ores et déjà qu’il y a « des problèmes partout dans le monde », mais aussi de « grosses différences entre les villes ».
Ainsi, « en Suède, l’égalité de genre se voit dans la rue. A Sofia, le harcèlement de rue est rare car il y a beaucoup de monde et la vie sociale est énorme. En revanche, en Amérique du Sud, les femmes subissent énormément le harcèlement », détaille l’urbaniste.
Quelques chiffres à l’appui : 59 % des femmes interrogées pendant le voyage disent subir du harcèlement verbal au moins une fois par mois, un chiffre qui grimpe à 72 % à Montevideo mais chute à 12 % pour Zurich et 0 % à Sofia. Si plus de la moitié d’entre elles déclarent pouvoir s’habiller comme elles le souhaitent, elles ne sont que 25 % à Montevideo, 75 % à Sofia et 100 % à Houston.
Des Vélib’ avec siège enfant aux divinités antipipi
Outre les statistiques, le véritable enjeu de l’expérience était de ramener en France les initiatives pertinentes relevées au cours du périple : des cabines d’allaitement dans les aéroports de New York, le Vélib’ avec siège enfant à Hambourg, les rampes pour les poussettes et les skatepark réservés aux filles tous les lundis à Malmö, ou encore des cours de jujitsu gratuits pour les femmes au Japon.
D’autres pratiques, plus originales, ont aussi retenu l’attention de l’association. A Bombay, dans le quartier périphérique de Khar West, pour dissuader les hommes d’uriner dans la rue, la municipalité a collé, dans certains recoins à hauteur du pénis, des images de divinités indiennes, comme Shiva. A Wellington, la maire a remplacé le bonhomme des feux tricolores par la silhouette de Kate Sheppard, célèbre suffragette néo-zélandaise. A Kaifeng, chaque jour à 19 heures, des milliers de femmes se réunissent dans les rues pour danser. A Montevideo, en Uruguay, une association distribue à des femmes des pistolets à eau pour arroser leurs harceleurs.
Womenability s’est également rendue à Vienne. La capitale autrichienne n’est, certes, pas dirigée par une femme, mais elle fut, il y a trente ans, la première ville à s’intéresser à la question du genre. « C’est une ville phare pour ces questions, c’est même un peu une idole », assure Audrey Noeltner. Dans cette capitale, un service entier est ainsi spécialisé dans l’urbanisme et le genre, et le budget de la municipalité est partagé à parts égales entre les hommes et les femmes. La signalétique s’est féminisée, les terrains de sport ne sont pas grillagés, la luminosité des espaces publics étudiée à la loupe. Autant d’initiatives qui pourraient, espère Audrey Noeltner, être dupliquées dans l’Hexagone.