Les écoles d’art voient rouge
Les écoles d’art voient rouge
Par Emmanuelle Lequeux
Le ministère de la culture a revalorisé les salaires dans les onze écoles d’art plastique nationales, provoquant la colère des autres établissements.
L’Ecole nationale supérieure des beaux-arts (Ensba) à Paris. | BY SELBYMAY (OWN WORK)/CC BY-SA 3.0, VIA WIKIMEDIA COMMONS
Une grande colère monte dans les écoles d’art plastique de France. Débat corporatiste ? Peut-être, à première vue. Mais, à terme, c’est l’avenir de nombre de ces structures, essentielles à la formation des artistes comme des professionnels de l’art, qui se voit menacé. Tout a commencé le 14 décembre 2016, quand le ministère de la culture a annoncé dans le cadre de sa loi création un projet de décret destiné à revaloriser les carrières des enseignants en écoles nationales d’art, dont il a la tutelle directe.
La ministre Audrey Azoulay propose notamment une augmentation des salaires et une refonte des grilles horaires, qui permettrait enfin à ces établissements d’être à jeu égal avec l’université. De l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts (Ensba) parisienne aux écoles de Limoges, Nice, Dijon ou Cergy, elles sont onze à être concernées par ce label d’« école nationale », sur les 45 structures assurant la formation supérieure des plasticiens. Et les 34 autres ? Elles sont subventionnées par les villes ou les agglomérations et émaillent tout le territoire, de Marseille à Cherbourg. Nationale, territoriale… beaucoup jugent anachronique cette distinction héritée d’un passé lointain. Mais elle met aujourd’hui le feu aux poudres.
« Nous avons été pris de court, car nous espérions, comme Fleur Pellerin nous l’avait promis, une revalorisation de tous les statuts, en nationale comme en territoriale, résume Michèle Martel, du collectif ESAT en lutte (pour les écoles supérieures d’art territoriales), qui fédère près de 900 enseignants s’estimant lésés par le décret surprise. A Tourcoing, Dunkerque, Valenciennes, Avignon, Chalon-sur-Saône, nos écoles sont tellement fragilisées qu’on s’est occupé un peu partout d’éteindre les feux, plutôt que de se préoccuper de nos statuts. Et nous n’avons rien vu venir… » Pendant ce temps, les nationales négociaient avec le ministère, jusqu’à être entendues. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase au sein d’un corps professoral tournant autour des 1 600 euros de salaire, y compris pour les bac + 8.
Rapport de force
« Ce décret accentuerait un peu plus le fossé déjà existant, marqué par de vraies différences de salaires et d’horaires, estime Emmanuel Tibloux, directeur de l’école de Lyon mais aussi président de l’Andea, association qui regroupe toutes les écoles de France. Nous avons tout intérêt à préserver la cohésion de notre communauté et à éviter de telles lignes de fracture. Il est donc essentiel que le ministère réponde enfin à nos missives et réunisse tous les acteurs autour de la table. S’il est vraiment attaché à son réseau d’écoles d’art, il doit envisager un vrai plan Marshall. » Sinon ? « Un enseignement à deux vitesses s’annonce, craint Michèle Martel. Moi qui viens de l’université, je peux dire combien ces écoles sont des merveilles, d’un point de vue pédagogique autant que civique ! Il n’existe, en outre, aucune différence de qualité entre nationales et territoriales ! Mais les différents ministres ont laissé pourrir la situation. Maintenant nous n’avons d’autre choix que d’entrer dans un rapport de force, surtout depuis qu’un comité technique du ministère a entériné, le 1er février dernier, ce décret. » Et de brandir la menace d’une grève administrative, qui bloquerait tous les cursus.
« Vous feriez mieux de vous réjouir pour nous, et d’en profiter pour prendre le train en marche », rétorquent certains professeurs en école nationale, persuadés que cette amélioration de leur statut fera tache d’huile. Mais les changements engendrés par le décret provoqueraient pour chaque établissement des coûts intenables, estime l’Andea. Secrétaire général de l’école de Bordeaux, Hervé Alexandre les a précisément chiffrés : « Si les territoriales devaient effectuer un tel rattrapage des salaires, cela provoquerait une hausse de 23 % de leurs budgets, soit 500 000 euros par école. A quoi s’ajouteraient 13 % si l’on s’aligne sur les grilles horaires. Si l’Etat veut financer ce coût, banco ! Mais cela semble insurmontable pour la plupart des collectivités territoriales. » Depuis plusieurs années, l’Andea se bat plus sur un lissage des salaires, proposant de garder des volumes horaires plus élevés pour les enseignants territoriaux (512 heures contre 448) : « Nos budgets augmenteraient alors de moins de 5 %, 3,3 millions en tout, ce qui nous semble plus réaliste », commente-t-il. Un autre scénario se profile.
« Si l’on continue ainsi, le péril est évident : beaucoup d’écoles en région sont clairement amenées à disparaître, craint l’artiste Stéphane Tidet, enseignant à Nantes. C’est le dernier coup de marteau ! On créerait ainsi une vraie différence culturelle et sociale qui serait dramatique : pour moi, né en Normandie, l’Ecole d’art de Rouen a été un espoir immense et m’a permis d’échapper à un bac gestion, alors que jamais je n’aurais pu me permettre d’aller à Paris. » Aujourd’hui, il fait partie des plasticiens les plus en vue de sa génération.