Corse : une loi pour mettre fin au désordre foncier
Corse : une loi pour mettre fin au désordre foncier
Par Isabelle Rey-Lefebvre
La proposition de loi, encouragée par le gouvernement, est discutée au Sénat mercredi 8 février. Le texte comprend aussi un volet fiscal très attendu par les Corses.
Cinq députés corses, quatre insulaires, Camille de Rocca Serra, Laurent Marcangeli, Sauveur Gandolfi-Scheit (LR), Paul Giacobbi (PRG) et un du continent, François Pupponi (PS), sont à la manœuvre pour faire adopter grâce à la procédure accélérée, une proposition de loi « visant à favoriser l’assainissement cadastral et résorber le désordre de propriété » sur l’île. Le texte, discuté au Sénat mercredi 8 février, veut aussi prolonger voire amplifier des avantages fiscaux propres à la Corse.
« J’admire la célérité de mes collègues corses, ironise André Reichardt, sénateur (LR) du Bas-Rhin, rapporteur de cette loi devant le Sénat. Le texte a été dépose le 26 octobre 2016 à l’Assemblée nationale, adopté en première lecture le 8 décembre et présenté au Sénat ce mercredi 8 février, avec l’intention manifeste de conclure d’ici la fin de la session parlementaire, fin février », observe ce juriste alsacien dont la présence paraît presque incongrue dans cette équipée très corse.
Depuis 1801, la Corse jouit d’un régime fiscal et foncier dérogatoire qui dispense ses habitants de toute déclaration de succession, (et donc de paiement des droits) empêchant, de fait, de tenir à jour le cadastre, qui dessine les limites de toutes les parcelles de terrains, et le registre de leurs propriétaires. En conséquence, cette lacune multiplie, de génération en génération, les propriétaires sur une même parcelle, jusqu’à plusieurs centaines – dont beaucoup l’ignorent. En l’absence de titre de propriété, impossible, par exemple, d’obtenir un prêt, de vendre ou de partager entre les héritiers.
« Les communes sont les premières victimes »
Alain Stromboni se bat, ainsi, depuis quatre ans pour obtenir le titre de propriété de la maison que son père a fait construire, en 1965, près de Sartène (Corse-du-Sud) et qu’il souhaite vendre à un acheteur du continent.
« A l’époque, mon père a demandé au maire du village une autorisation de construire. Il l’a obtenue mais de manière verbale, témoigne-t-il. Aujourd’hui, j’ai un début de preuve de propriété avec la taxe foncière que nous avons payée, et un géomètre a récemment pu tracer les limites de la parcelle, mais cela prend du temps. Pour d’autres maisons, dans le village, que je partage avec de nombreux cousins dont certains habitent le Venezuela, ce sera bien plus compliqué et, d’avance, j’abandonne la partie. »
« Les communes sont les premières victimes de ce désordre, d’abord parce qu’elles ne peuvent pas percevoir d’impôts locaux mais aussi parce qu’elles auraient besoin de récupérer des maisons à l’abandon, menaçant ruine mais sans propriétaire identifié », déplore Paul Grimaldi, président du Groupement d’intérêt public pour la reconstitution des titres de propriété en Corse (Girtec).
Selon cet organisme, 333 875 parcelles de Corse, soit 34 % du foncier total de l’île, n’ont pas de propriétaire ou un propriétaire apparent né avant 1910, donc probablement décédé. Et plus de 63 000 parcelles soit 15,7 % de la superficie ne sont tout bonnement pas délimitées. « Cela touche toute la Corse, même les zones littorales très recherchées », détaille M. Grimaldi. Un taux qui atteint les 50 % à Ajaccio et même 90 % dans certaines communes rurales telle Sisco (Haute-Corse).
« Une atteinte au droit de propriété »
Dès 1983, la commission Badinter s’était intéressée au cas du foncier de Corse et les notaires avaient alors mis au point la pratique de la « notoriété acquisitive », permettant, à partir de preuves et témoignages, de publier un acte présumant la propriété, valable tant qu’il n’est pas contesté et définitif après dix ans. Mais cette pratique n’a pas force légale. Elle devrait le devenir avec la proposition de loi en débat aujourd’hui.
« Les députés voulaient ramener de dix à cinq ans le délai au-delà duquel on ne peut plus revendiquer la propriété d’un bien, ce qui est une atteinte au droit de propriété un peu choquante, pour un juriste comme moi, commente M. Reichardt. Nous avons donc, en commission des lois, au Sénat, limité cette exception à la Corse et permis que la justice puisse être saisie pendant trente ans par un propriétaire qui s’estimerait lésé. » Le délai court à partir de la publication de ladite « propriété acquisitive » dans les journaux, par voie d’affichage en mairie, sur un site Internet et au service de la publicité foncière.
Une loi de 2006 a, par ailleurs, créé le Girtec, agence venant en appui technique aux notaires et aux collectivités locales, apte à chercher et réunir des preuves de propriété : cadastre, généalogies… Mais l’agence, financée par l’Etat et dotée d’un budget annuel de 900 000 euros et employant huit salariés n’a pleinement fonctionné qu’à partir de 2011. Elle traite environ 600 demandes par an, émanant des notaires et des collectivités locales.
« Nous disposons d’une base de données numérisées efficace, se félicite M. Grimaldi. Entre 2009 et 2015, nous avons déjà pu faciliter l’émission de 7 243 titres de propriété, pour 4 632 immeubles bâtis et près de 95 000 parcelles. »
Le travail est donc loin d’être achevé. La mission du Girtec, censée durer dix ans jusqu’en octobre 2017, devrait, grâce au texte de loi en discussion, être prolongée de dix ans supplémentaires.
Dérogations prolongées
La proposition de loi assouplit les règles de gestion des biens en indivision récemment titrés. Ainsi, une simple majorité des propriétaires suffira à décider des actes de gestion ou urgents, ce qui déroge au droit commun qui exige les deux tiers. Pour les actes dits de disposition (vente par exemple), une majorité des deux tiers est requise, alors que sur le continent la règle est l’unanimité. Toutes ces mesures font consensus au Parlement.
Le texte a aussi un volet fiscal, très attendu par les Corses. La loi en discussion veut prolonger certains privilèges comme l’exonération partielle des droits de succession des biens immobiliers issus des célèbres arrêtés Miot – Frédéric, un administrateur – de 1801. Pourtant, la loi de 2002 avait posé le principe que la fiscalité corse devait rejoindre le droit commun et limitait dans le temps l’exonération de 50 % des droits de succession pour les biens acquis avant 2002 ou l’exonération totale des droits de partage (de 2,5 % habituellement). Ces dérogations prolongées à plusieurs reprises devaient s’éteindre fin 2017.
Le manque à gagner, pour l’Etat, s’élève, selon le sénateur (LR) Albéric de Montgolfier, rapporteur du volet fiscal de la loi, à 20 millions d’euros. Les sénateurs ont accepté une courte prolongation de trois ans contre dix prévus dans le texte intitial. « Il n’est pas question que la Corse entre dans le droit commun français au 1er janvier 2018 », déclarait (selon le site corsenetinfo.corsica), à la tribune de l’Assemblée de Corse, le 15 mai 2016, son président, Jean-Guy Talamoni, qui ne cache pas son souhait d’une fiscalité particulière à la Corse. « Le retour brutal au droit commun serait un choc fiscal insupportable », plaidait l’initiateur du texte Camille de Rocca Serra, le 8 décembre 2016, devant les députés.
Mais pour M. Reichardt, « le Conseil Constitutionnel a, au nom de l’égalité devant l’impôt, déjà censuré à deux reprises, dans les lois de finances pour 2013 et 2014, la prolongation de ces exonérations de droits de succession. Cela m’étonnerait qu’il ne la censure pas une troisième fois ».