Dans l’est de la RDC, « une vie de guerres pour rien »
Dans l’est de la RDC, « une vie de guerres pour rien »
Par Joan Tilouine (Bweramana (RDC) envoyé spécial)
Dans son village reculé du Nord-Kivu, Lewis raconte ses années de combat au sein de groupes armés multiples et parfois ennemis. Seul son fils de 7 ans le retient encore de retourner se battre.
Un combattant Maï Maï, du mouvement APCLS, dans le Nord-Kivu, en 2012. | MICHELE SIBILONI / AFP
Lewis a 40 ans. Il aime le foot, les filles et la guerre. Sa voix est douce, son sourire délicat et ses manières distinguées. Toute sa vie ou presque, il a porté les armes et combattu sur les collines et les hauts plateaux du Nord-Kivu.
Dans cette région troublée d’Afrique, il a contribué à déclencher ou à accompagner les bourrasques de l’histoire, durant une période qui s’étend du Zaïre de Mobutu Sese Seko à la République démocratique du Congo (RDC) des Kabila.
Durant ces décennies de conflits, il a côtoyé des jeunes désœuvrés ou des miliciens sanguinaires, des officiers disciplinés ou des chefs de guerre trafiquants de minerais.
Ainsi qu’un certain Joseph Kabila, devenu chef d’Etat succédant à son père assassiné en 2001 et toujours au pouvoir malgré la fin de son mandat le 19 décembre 2016. « Un type cool, même s’il parlait très peu et avait du mal à communiquer. Mais il n’était pas un mauvais stratège militaire », se souvient Lewis qui se considère comme un « patriote ». C’est ainsi qu’il nomme ces jeunes du coin qui, comme lui, ont sacrifié leur vie pour protéger les terres fertiles et les forêts du Nord-Kivu, que tant de civils et de militaires des pays voisins ont convoitées.
Rite initiatique
Comme certains de ses camarades de combat, il a accepté de rendre une partie de ses armes. C’était il y a deux ans, dans le cadre du processus de démobilisation des combattants. Et en novembre 2016, Lewis est rentré dans son village de Bweramana, perdu au milieu de collines verdoyantes qui dégringolent vers le lac Kivu, à une soixantaine de kilomètres de Goma, la capitale provinciale. Mais désormais, il regrette de s’être séparé des armes qui furent son outil de travail durant tant d’années.
Aujourd’hui, il tourne en rond dans sa maison de terre, vivote sans le sou et tente de résister aux appels de ses compères restés dans les groupes armés qui se souviennent de son talent pour manier des armes lourdes. Il se sent abandonné. Il l’est peut-être.
Seul son « véritable ami », comme il appelle son fils, le retient encore de reprendre les combats. Ariel, timide et agité, n’a que 7 ans mais se dit fier du passé de son père. Sa mère, elle, lassée de trop d’absence de Lewis et du manque d’argent, est partie chercher mieux en ville. Malgré son jeune âge, Ariel s’évertue à empêcher son père de retourner au maquis.
Mais Lewis est resté un combattant dans l’âme, un soldat sans armée ni drapeau, un rebelle. Il en a conservé le regard froid de celui qui n’a pas hésité à tuer. Il se souvient bien de sa première fois. C’était comme un rite initiatique durant une sale guerre ethnique qui se déroulait dans cette région de l’est du pays délaissée par un Mobutu en fin de règne.
« On avait appris que des hutu devaient nous attaquer et on a monté une embuscade. Ils étaient quatre. Trois dormaient, un peu saouls. Quand on est arrivés, ils ont pris la fuite mais j’en ai capturé un que j’ai ramené à mon chef. Il m’a ordonné de le tuer. Pour faire ça, on utilisait alors la machette et des tiges de bambou. »
Les armes des trafiquants rwandais
Avec les moyens du bord, sans véritable soutien financier, sa milice hunde affrontait des Hutu appuyés, dit-il, par certains éléments des Forces armées zaïroises (FAZ) de Mobutu.
Lewis apprend la guerre sur le tard, voit mourir son meilleur ami, s’initie au maniement des fusils d’assaut R4 sud-africains, d’Uzi belges et des kalachnikov, des armes acquises auprès de petits trafiquants rwandais.
Puis il se décide à suivre une formation en mécanique à Goma. Quelques mois seulement. Car une autre rébellion démarre, une vraie cette fois : l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL). Lewis retourne sur le marché de la guerre, dans les rangs d’une milice d’autodéfense à qui les FAZ, les mêmes qu’il a combattu quelques années plus tôt, sous-traitent des missions. Cette fois, il se jette dans la grande guerre régionale.
« On utilisait des fétiches et des petits tatouages qu’on se faisait à la lame de rasoir pour ne plus craindre les balles. J’étais déployé sur la frontière avec le Rwanda pour surveiller les incursions et empêcher l’entrée des rebelles. La guerre était politisée. Les gens n’aimaient plus Mobutu. On se battait contre l’AFDL soutenue par le Rwanda, l’Ouganda, l’Angola… Mais ça ne marchait pas. Nos chefs se sont fait acheter et on a fini par rejoindre l’AFDL. Là, des Rwandais nous ont donné une formation militaire de trois semaines en brousse. J’en suis sorti le 24 avril 1996 et on est parti de Goma jusqu’à la province de l’Equateur, à Bokada, le village natal de Jean-Pierre Bemba [ancien vice-président condamné pour “crimes de guerre” et “crimes contre l’humanité”]. C’était vraiment la guerre, des soldats zimbabwéens trop méchants et très bien équipés appuyaient les FAZ. Ils nous tuaient comme des animaux. Oui, ça m’a traumatisé. »
Puis l’AFDL s’empare de Kinshasa en mai 1997 et Laurent-Désiré Kabila prend le pouvoir. Lewis est recasé dans la police militaire, à Goma. « Chez nous, quand une guerre se termine, une autre commence », dit-il en rigolant. Son fils et « ami », le petit Ariel, fronce les sourcils.
Mais de fait, Lewis a raison, lui qui s’est retrouvé à combattre le puissant groupe rebelle du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), un nouveau mouvement politico-militaire né en 1998, soutenu là encore par le Rwanda et l’Ouganda mécontents de la décision de Laurent-Désiré Kabila de mettre un terme à la « présence de militaires rwandais qui nous ont assisté pendant la période de libération ».
En août 1998, le RCD contrôle Goma, Bukavu, Uvira, Kisangani. Lewis, combattant formé par des Rwandais qu’il abhorre désormais, est pris au piège. Il observe impuissant sa région du Nord-Kivu plonger dans une nouvelle guerre fomentée par des pays voisins qui finiront par se disputer le contrôle du RCD.
Sales guerres et belles maisons
« J’ai quitté la police et Goma en 2002 pour rentrer au village où un nouveau mouvement venait de se créer. Des patriotes avaient lancé un groupe [d’autodéfense] Maï Maï, “4e Brigade”. Je deviens adjoint du chef d’état-major du groupe qui luttait contre les organisations rwandaises dont le RCD et le CNDP [Congrès national pour la défense du peuple, autre mouvement rebelle]. Je devais commander les hommes chargés de barricader la route entre ces deux mouvements. Les combats étaient durs. Tu sais, il n’y a pas de règles ni de lois dans la guerre au Congo. Mais ce groupe était corrompu et plus rien n’allait. Je le quitte au bout de deux ans. Une partie des hommes intègre l’armée. De même que des combattants du CNDP. Certains sont devenus des hauts gradés qui se sont enrichis et ont de belles maisons au bord du lac Kivu ou à Kinshasa. J’ai toujours refusé de rejoindre cette armée que j’estime en partie sous influence étrangère. »
Des soldats congolais et des combattants du mouvement rebelle du CNDP, lors d’une cérémonie d’intégration de ces derniers dans les rangs de l’armée nationale, en 2009. | WALTER ASTRADA / AFP
Lewis fait une pause. Il se retrouve enseignant dans son village, à l’institut Bweramana, un bâtiment décati tout en longueur, au toit de tôle rouillé, entouré d’herbes hautes. Il est apprécié par les élèves, et gagne 25 puis 75 dollars par mois mais le fracas des armes lui manque. En catimini, le professeur donne des coups de mains à des miliciens qui forment des mouvements d’autodéfense, les Maï Maï, comme la Brigade Cobra qu’il finira par rejoindre.
« Notre pays est compliqué et souvent les groupes rebelles sont pilotés par le gouvernement, par les politiciens ou par les pays voisins. C’était le cas de ce mouvement qui avait été créé pour permettre à certains d’accéder à des hauts postes dans l’armée. Mais ça ne me dérangeait pas plus que ça, car on combattait les Rwandais et on défendait nos terres et nos villages. On était environ 1 400 hommes. On s’est battus sur cette colline que tu vois, là au-dessus de notre village. Ça tirait de partout. Moi, je vivais à la maison et je partais combattre chaque matin. Chez les Maï Maï, on se sacrifie pour la nation. Ce groupe a fini par être dissous et moi je n’ai plus rien fait pendant un an. J’ai rencontré celle qui allait devenir la mère de mes enfants. On a un peu vécu. »
Puis un nouveau mouvement rebelle soutenu par Kigali fait son apparition en 2012. il s’agit du M23 [Mouvement du 23-mars, composé entre autres d’anciens miliciens du CNDP]. C’est reparti pour Lewis, qui intègre un grand mouvement Maï Maï, l’Alliance pour un Congo libre et souverain (APCLS), lequel se mue en force d’appui de militaires congolais face au M23. Il y commande alors plus de 400 hommes.
Mais le groupe échoue. Le M23, dit-il, avait des infiltrés dans l’armée qui transmettaient les renseignements sur les opérations en cours. Et s’empare brièvement de Goma fin 2012. Quelques mois plus tard, en octobre 2013, Joseph Kabila appelle tous les groupes armés à déposer les armes et menace les rébellions étrangères sévissant sur le sol congolais. Lewis hésite. Il ne fait pas vraiment confiance à son ancien frère d’arme devenu président.
« Au début, je n’y croyais pas et je suis parti avec certains de mes hommes me cacher dans le parc des Virunga. La vie était très dure là-bas. On gagnait de l’argent avec le trafic de bois. Mais on affrontait les militaires qui voulaient tuer les jeunes de notre ethnie et les combats étaient éprouvants. Au village, on me croyait mort et on a même fait une cérémonie de deuil ! Puis j’en ai eu marre et j’ai accepté de me démobiliser ».
Quand les poules t’abandonnent
Le voilà dans un centre de cantonnement où il côtoie ceux qu’il a passé sa vie à combattre. Il fait de son mieux pour apaiser les inévitables tensions entre ses hommes et les anciens M23, CNDP et autres. Ce ne sont plus des ennemis, se dit-il. Puis il coule trois longues années dans une base militaire transformée en centre de réinsertion à plus de 2 000 kilomètres de son village où son épouse, lasse, quitte la masure familiale.
« J’ai essayé de comprendre. Je crois qu’ici, avec la guerre et la misère, l’amour n’est pas comme là-bas en Occident. Les poules, quand tu leur donnes du riz, elles restent. Mais quand tu n’as plus rien, elles t’abandonnent. »
Le gouvernement lui dispense une petite formation en informatique, lui confie un ordinateur portable et promet une aide financière qui n’arrivera jamais. A Lewis de se débrouiller dans son village, sans électricité ni Internet.
La honte tiraille cet ancien guerrier catapulté dans la vie civile, sans le sou. « Je suis l’un des plus pauvres du village maintenant », soupire-t-il en regardant le petit Ariel. Comme des milliers d’autres combattants passés par un programme de démobilisation bâclé, il se retrouve désargenté, sans rien pour se vêtir, sans aide à la réinsertion – et sans espoir.
« J’ai l’impression que toutes ces guerres n’ont servi à rien. Les problèmes sont toujours là, les conflits ethniques, les conflits pour les minerais… Nos terres sont arrachées par des étrangers. Les armes neuves continuent d’arriver du Rwanda. L’est du Congo a été sacrifié. Ça nous dépasse et j’ai l’impression que ce que j’ai fait a été inutile. J’ai cru servir une cause, j’ai juste perdu toutes ces années de vie ».