Sur les traces de l’imprimé léopard
Sur les traces de l’imprimé léopard
M le magazine du Monde
Les portraits de la photographe Emilie Régnier illustrent l’étonnante capacité de ce motif animalier à transcender les frontières, les classes sociales et les modes. De Paris à Libreville, de New York à Kinshasa.
Marie Beltrami, styliste, Paris, France, 2016. | Emilie Régnier
A Libreville ou à Clermont-Ferrand, au Texas ou en Côte d’Ivoire, à Paris ou au KwaZulu-Natal… La photographe Emilie Régnier, 32 ans, est partie sur les traces du léopard il y a trois ans et cela l’a amenée à faire le tour du monde. Comme on le voit ici, il s’agit d’un léopard métaphorique : imprimé sur des étoffes ou tatoué sur la peau, plus rarement sous forme de fourrure de cet animal vénéré en Afrique. Très vite, l’idée s’est imposée chez elle que ce motif, qui pouvait n’être qu’un banal élément de mode, avait en réalité une histoire, un parcours. Et surtout qu’il était chargé de symboles. C’est ce qu’elle a voulu montrer et raconter avec son long voyage photographique.
Chez les bobos comme chez les putes
Tout a commencé au métro Château-Rouge, au cœur du Paris populaire, alors qu’elle était en résidence artistique dans la capitale. Une dame d’origine africaine, à laquelle elle donne rendez-vous pour une séance photo, arrive dans un boubou au motif léopard, « sublime » dit la photographe. Sillonnant Paris, quittant Château-Rouge et son métissage pour la rive gauche chic ou le très conservateur 16e arrondissement, elle réalise qu’il y a du léopard partout : chez les bourgeoises comme chez les immigrées, chez les bobos comme chez les putes.
L’envie du voyage naît, les rencontres s’enchaînent qui donnent lieu à autant de portraits. Larry, artiste tatoueur américain, en a recouvert son corps après avoir longtemps vécu dans la rue. C’est une seconde peau qui le protège et l’exclut d’une société qu’il déteste. L’actrice Arielle Dombasle, excentrique pour les uns, exaspérante pour les autres, l’apprécie en all over, de la tête au pied, sur le fil, à mi-chemin entre extrême raffinement et allure tartignolle, mais toujours imprimé, car elle ne porte pas de vraie fourrure. Zanelle Dlomo et Philo Dladla, rencontrées en Afrique du Sud, sont des Zulus, peuple de guerriers. Le Congolais Samuel Weidi, qui s’habille depuis des années comme le maréchal-président Mobutu, porte la fameuse toque en léopard de l’ancien dictateur et appelle même sa femme Bobi, du nom de la dernière épouse du despote.
Mais Emilie Régnier ne juge pas. Elle aime tous ses « modèles » comme elle aime toutes les incarnations du léopard. « L’excentricité inhérente à ce motif rend chacun d’entre eux unique et atypique » dit-elle de ses personnages, soulignant les différences et les personnalités qui s’affirment et s’exposent.
Pas de place au joli, au romantique, à l’éthéré quand on aborde le dossier « léopard ». Ici on joue avec les signes de la sensualité et du pouvoir. Il est question de féminité conquérante et de virilité triomphante. Comme le souligne Emilie Régnier, il convient de remonter aux origines : la fourrure du léopard est synonyme de pouvoir en Afrique, car l’animal est un symbole de rapidité et de puissance. Les chefs l’arborent pour affirmer leur suprématie.
Très vite, l’Occident s’en empare pour « dire » l’Afrique, donc l’exotisme. Dans l’imagerie raciste des débuts du XXe siècle, le sauvage est forcément couvert de peau de bêtes. Mais, comme l’indique Serge Carreira, maître de conférences sur la mode et le luxe à Sciences Po Paris, on en trouve des traces dès le XVIIIe siècle sur la fourrure des officiers.
Madeleine Castaing en tapisse les intérieurs
Dans le domaine du vêtement, il faudra attendre les années 1930 pour que l’imprimé animalier quitte sa nature aristocratique, se popularise et s’installe dans l’imaginaire collectif. Il arbore immédiatement son double visage. Animal il est, animal il reste : avec lui, on affiche la couleur, sans détour, sans recul, instinctivement. Il est donc associé au désir le plus brut et devient le signe d’un érotisme de pacotille. Il est sexy chez les pin-up, ouvertement vulgaire chez les prostituées, coquin chez les danseuses de cabaret.
Mais, de façon concomitante, il est l’atour des femmes de tête. La décoratrice Madeleine Castaing en tapisse les intérieurs, Christian Dior en habille sa muse Mitzah Bricard… « Le léopard se tapit dans tous les univers », dit encore Carreira, qui souligne aussi qu’il n’a jamais cessé d’osciller entre le meilleur et le pire. Le motif animalier est, à l’instar d’autres tissus, matières ou imprimés, comme le jean ou le cuir : transversal, transgenre, transcourant et trans-classe sociale. Le jean a quitté le monde du travail et le cuir celui du sport et de l’aviation pour être également anoblis par les créateurs tout en s’imposant dans la rue. Mais ils se sont infiniment plus assagis que le léopard, qui gardera toujours une légère odeur de souffre, selon Serge Carreira.
Chic ou cheap, sophistiqué ou vulgaire, subversif ou cliché, exotique ou urbain, ce sont donc tous les visages de l’imprimé animalier que présente Emilie Régnier. Elle parle aussi d’une seconde peau que l’on enfile pour « se bâtir une image publique et à travers elle, une image de soi à laquelle on se réfère. Dans certains cas, elle nous permet même de nous trouver beaux, sexy, félins. Dans d’autres, elle permet d’illustrer notre pouvoir sur nous-mêmes et sur les autres ».